Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/346

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Mais le voile se déchirait subitement : tout semblait tourner, s’effacer, s’évanouir, elle ressentait un choc nerveux et se réveillait pour se retrouver seule, envahie par la conscience de son isolement.

Le triste état de Véra empirait chaque jour. Elle avait vécu à l’écart des autres membres de sa famille depuis qu’elle connaissait Wassiltzew ; mais à présent la société de ses sœurs, leurs petits intérêts et leurs futiles conversations lui devinrent insupportables.

Dès qu’elles se trouvaient ensemble, Véra ne songeait plus qu’à s’en aller ; il lui semblait qu’elle ne pouvait réfléchir sérieusement que dans la solitude. Et de fait, dès qu’on la quittait, elle se mettait à penser ou plutôt à rêver hâtivement et passionnément. Les visions les plus insensées se dessinaient à son imagination : combien de fois avait-elle vécu en elle-même toute la scène de sa fuite projetée de la maison paternelle et de sa rencontre avec Wassiltzew, qu’elle finirait par retrouver, fût-il de l’autre côté de l’Océan.

Elle en était consolée un instant ; mais la conscience revenait froide et inexorable : « Je n’ai pas un copek, et il y a trois mille kilomètres jusqu’à Viatka ! Et puis, où aller en Russie sans passeport ? Dès la première station des gendarmes me ramèneraient ! »

Ces rêves lui laissaient une profonde amertume : tout espoir était impossible ; il ne lui restait plus que l’attente vague d’un miracle. Au début, lorsque l’angoisse devenait trop vive, Véra ressentait comme une révolte physique : un tel martyre ne pouvait durer ! Il fallait que cela finît ! Mais cela ne finissait pas. Le martyre devenait chronique et normal. Chaque nouveau paroxysme de douleur aggravait le tourment de la veille et faisait pressentir la souffrance du lendemain.

Et voilà qu’un jour, alors que Véra se sentait succomber et qu’une tristesse morne, infinie, devenait son état d’âme habituel, un éclair de bonheur brilla subitement : elle reçut une lettre de Wassiltzew. Il ne pouvait lui écrire par la voie de la poste : ces lettres auraient été confisquées ; aussi s’était-il confié à un marchand de sa connaissance en relations commerciales avec Viatka.

La lettre était courte, réservée, sans un seul mot de tendresse : on voyait que Wassiltzew prévoyait la possibilité d’être lu par les étrangers. Et pourtant la missive la plus longue et la plus passionnée n’eût pas apporté plus de joie que ce petit chiffon de papier. Véra manqua devenir folle de bonheur. Ainsi que cela arrive toujours à la première lueur d’espoir, lorsque la souffrance a été trop vive, Véra eut un tel élan de joie qu’il lui sembla que son malheur avait pris fin. Elle retrouvait Wassiltzew qu’elle avait cru ne revoir jamais. Maintenant qu’il y avait possibilité de correspondre, son départ devenait un incident ordinaire et la séparation un ennui passager, non plus un malheur irréparable.