Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/351

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humaines dont la cause était pour lui dans ce fait que la vie est fondée non sur la liberté et l’union, mais sur la concurrence et la tyrannie. Il lui parlait des martyrs de la liberté, des héros qui sacrifient leur bonheur, leur vie même au triomphe de la cause. Véra se passionna pour ces héros et plus d’une fois pleura sur leur sort ; mais jamais il n’avait été question entre eux de ce qu’elle devrait faire pour leur ressembler. Pendant les années de solitude qui suivirent l’arrestation de Wassiltzew, jamais sa pensée ne s’y était arrêtée, son but immédiat étant de rompre les derniers liens qui la retenaient dans sa famille ; et son ignorance était telle qu’elle se représentait les nihilistes comme une société secrète, organisée d’après un plan précis, avec un but clairement déterminé. Aussi espérait-elle que dès son arrivée à Saint-Pétersbourg — ce foyer de l’agitation nihiliste — elle serait enrôlée dans la grande armée souterraine et y occuperait un poste spécial, quelque modeste qu’il fût. Mais la voici à Saint-Pétersbourg, maîtresse de sa personne et de ses actes, et le but lui semble aussi éloigné qu’auparavant. Elle ne sait à qui s’adresser, où trouver des nihilistes. C’est pour Véra une amère désillusion d’apprendre que je n’en connais personnellement aucun, que je ne crois même pas à l’existence d’un grand parti nihiliste en Russie. Elle attendait mieux de moi.

Je lui conseillai de suivre des cours de sciences naturelles. L’École supérieure des femmes venait d’être fondée ; Véra se fit inscrire, mais son esprit et son cœur étaient ailleurs ; elle ne partageait pas la curiosité scientifique de ses compagnes, qui travaillaient avec ardeur pour obtenir un brevet d’aptitude et gagner leur vie comme maîtresses d’école, au lieu de rester à la charge de leurs parents. Ces jeunes filles ne se préoccupaient et ne parlaient que de leurs études, leurs professeurs, leurs succès ou leurs mécomptes, se permettant toutefois quelques distractions et ne restant point étrangères aux questions de toilette et de coquetterie féminine. Mais la grande cause de la liberté humaine les laissait indifférentes, ce qui ne répondait pas du tout à l’exaltation mélancolique de Véra. Aussi, tout en les aidant de sa bourse, les considérait-elle comme des enfants et fuyait leur société.

L’étude ne l’intéressait pas davantage. La science, disait-elle, on s’en occupera plus tard, lorsque le grand problème sera résolu. « Je ne comprends pas que sous l’impression de la misère humaine on trouve quelque plaisir à examiner au microscope l’œil d’une mouche »

M’étant rendu compte du dédain de Véra pour les sciences naturelles, je cherchai à la diriger vers l’économie politique, mais sans plus de succès : la lecture des traités théoriques la fatiguait, sans laisser la moindre empreinte sur son cerveau. Elle se disait d’avance que le problème qu’il s’agit de résoudre, à savoir le bonheur de l’humanité, ne le sera effective-