Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/359

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facile de prévoir quel serait leur verdict. Par moments ils donnaient des signes manifestes de fatigue et d’impatience.

— Quand cela finira-t-il ? semblaient murmurer leurs lèvres décolorées.

Mais le soir vient et le président lève la séance ; le lendemain matin les débats recommencent et continuent jusqu’à la nuit ; cela dure ainsi toute une semaine pendant laquelle l’intérêt du public croît chaque jour davantage.

Parmi les discours les plus poignants, il faut citer celui de Pavlenkow. Lui aussi avait un avocat, mais il voulait profiter de son droit à la parole. Au point de vue technique, sa défense n’eut rien de remarquable, mais ce qui lui donna une force et une signification particulières, ce fut sa grande simplicité.

« M. le procureur, dit-il en finissant, vous a raconté que j’étais un pauvre juif, misérable ; c’est la pure vérité ; mais c’est justement à cause de cela, c’est parce que je connais la misère, c’est parce que je sors des rangs d’une nationalité méprisée, que je sympathise profondément avec ceux qui souffrent et qui luttent.

« Quand j’ai vu l’impossibilité d’arriver à une solution par les voies ordinaires, je me suis décidé à employer les moyens extrêmes sans me demander si ces moyens étaient légaux ou non. M. le procureur vous demande d’appliquer à ma misère la loi dans toute sa rigueur ; ainsi soit-il ! Qu’on fasse de moi ce qu’on voudra ; j’appartiens à une race qui sait souffrir et je ne demande ni commisération ni pitié. »

Les débats terminés, les juges passèrent dans la salle des délibérations ; mais le public ne quitta point la place. Deux heures après, la séance fut reprise et le président commença d’une voix lente et solennelle la lecture de l’arrêt, qui dura une heure entière. La majorité des accusés furent condamnés à la déportation en Sibérie ou dans des provinces éloignées.

Les cinq principaux criminels furent condamnés aux travaux forcés pour une durée de cinq à vingt ans. Comme il fallait s’y attendre, Pavlenkow fut atteint par le maximum de la peine.

Dans les sphères gouvernementales, cet arrêt fut considéré comme fort indulgent. On s’attendait à une condamnation plus sévère.

Mais ce ne fut pas l’avis du public qui remplissait la salle. Ce verdict le frappa comme un coup de massue. Pendant toute une semaine il avait vécu de la vie des inculpés ; il avait appris à connaître personnellement chacun d’entre eux et à comprendre tous les incidents de leur passé ; aussi lui était-il difficile de rester indifférent à leur sort.

Un silence profond régnait dans la salle, silence interrompu par des sanglots désespérés.