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L’installation du château, aménagée par le défunt comte, annonçait un grand train : trente chevaux de maître à l’écurie, jardin anglais, orangerie et serres ; toute une armée de valets désœuvrés. Le seul changement introduit par les jeunes maîtres fut un surcroît d’élégance raffinée, importée de la capitale et dont on n’avait eu jusque-là aucune idée dans ce pays.

Ainsi les meubles de tous les appartements de réception furent recouverts d’étoffes de soie ; les fenêtres et les planchers garnis de portières et de tapis, luxe inconnu jusque-là : les valets, affublés auparavant de vieilles redingotes sales, héritage de leurs maîtres, portèrent la livrée qu’exigeait l’étiquette de la maison ; la cuisine fut mise sous les ordres d’un chef ayant fait son apprentissage au Club Anglais[1] ; de plus, on adjoignit une élégante camériste libre et payée à la foule des femmes de chambre serves, qui du matin au soir cousaient, brodaient et faisaient de la dentelle.

L’exemple du jeune ménage exerça une influence notable sur tout le voisinage : les autres seigneurs s’empressèrent de l’imiter, et ce ne fut pas sans raison que le préfet, dans un discours prononcé en leur honneur, parla de la vie nouvelle apportée par eux dans la contrée.

En effet, avec leur arrivée commença une ère de festins et de réjouissances ; personne ne voulait avoir à rougir devant les nouveaux hôtes, venus de la capitale, et tout le monde secouait la paresse campagnarde. Les fêtes sans prétention d’autrefois — indigestes dîners patronymiques, jeux de cartes, danses — furent remplacées par des plaisirs plus raffinés et plus intellectuels. Un spectacle d’amateurs, un concert avec tableaux vivants, un bal masqué furent organisés au chef-lieu du département dès la première année de l’installation du comte Barantzew.

Le comte et la comtesse, enchantés de l’impression qu’ils avaient produite, étaient absolument pénétrés de l’importance de leur mission civilisatrice. Le comte avait même, à un dîner officiel, prononcé un discours sur le rôle de la gentry britannique, faisant des vœux pour la transformation des gentilshommes en landlords anglais.

Quant à la comtesse, elle travaillait aussi avec ardeur à l’ennoblissement des mœurs provinciales et se croyait obligée de faire venir ses riches toilettes de Saint-Pétersbourg.

Leur maison était ouverte à tout venant ; pour le dîner, tardif à la mode des villes, tous les membres de la famille étaient tenus de changer de toilette comme cela se pratique en Angleterre. À la « zakouska[2] » on servait non pas l’eau-de-vie ordinaire, nationale, mais bien l’ « amer anglais ».

  1. Club de Saint-Pétersbourg renommé parmi les gastronomes pour sa bonne cuisine.
  2. La « zakouska » est servie un peu avant le dîner et se compose de divers apéritifs et de quantité de hors-d’œuvre.