Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/47

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pires que les paysans français ! répond la comtesse en se soulevant sur le coude. Tu sais bien qu’ils nous haïssent…

Une porte grince dans la chambre voisine. Tous tressaillent et se retournent en tremblant. La comtesse laisse échapper une exclamation d’effroi.

C’est le domestique qui vient annoncer que le thé est servi.

Il est temps pour Véra d’aller se coucher.

Ne trouvant personne dans la chambre des enfants, elle ouvre la porte du corridor ; de l’office où les domestiques sont en train de souper monte un bruit confus de voix, de rires et de vaisselle entrechoquée.

Il est sévèrement interdit à Véra de descendre à l’office, mais aujourd’hui on a complètement oublié l’enfant qui a peur et qui aussi voudrait bien voir ce qui se passe en bas. Elle hésite pendant quelques secondes, mais comme elle est d’un tempérament peu craintif, la curiosité prend le dessus et elle descend comme une flèche vers le sous-sol.

La fête est dans son plein.

Le matin encore les domestiques se tenaient sur la réserve, ressentant une certaine inquiétude, car on n’osait encore croire à la grande nouvelle ; mais vers le soir le diapason avait monté. Au souper apparut, provenant on ne sait d’où, une bouteille d’eau-de-vie ; on fit quelques libations et… toute réserve disparut. Les visages sont en feu, les yeux humides, les cheveux en désordre. Une odeur de soupe aux choux, mêlée aux vapeurs de l’eau-de-vie et à la fumée âcre d’un mauvais tabac, les sons discordants d’un accordéon et de toutes ces voix avinées enveloppèrent Véra dès son entrée.

À sa vue tout le monde se tait. Mais cela ne dure qu’un instant, et le tumulte recommence.

— Ma petite demoiselle ! Viens ici ! Ne crains rien ! hurle le cocher. Est-ce que les maîtres pleurent là-haut ? Se plaignent-ils de ne plus pouvoir nous tyranniser ?

— Ce n’est pas vrai ! Vous mentez ! Personne ne vous a tyrannisés. Papa et maman sont bons ! s’écria Véra en frappant le sol du pied dans un mouvement de rage impuissante

C’est le sang des Barantzew qui parle.

Elle voudrait les battre et les frapper, ces valets impudents. L’indignation et la colère lui font oublier sa peur.

— Personne ne nous a tyrannisés ! Croyez-y ! Et votre défunt grand-père, combien en a-t-il estropié de malheureux dans sa vie ? Pourquoi a-t-il expédié au régiment André, le menuisier, quand ce n’était pas son tour ? Et Arina qu’il a envoyée garder les cochons ? Ces réponses l’assaillent de tous côtés.