Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/49

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amateurs de biens manquaient en ce moment et que tout fut vendu à vil prix.

Il fallut renvoyer la majorité des serviteurs ; ceux qui restèrent, habitués dès l’enfance à la paresse, se plaignaient du matin au soir du surcroît de travail.

Quant aux maîtres, leur état normal était la colère, la mauvaise humeur, et ces disputes ressemblaient aux querelles de jadis, comme les mornes pluies d’automne ressemblent aux gaies averses printanières. Ce n’était plus la jalousie qui allumait ces discordes entre le comte et la comtesse, mais l’argent, toujours l’argent. À chaque demande de la comtesse, motivée par les besoins du ménage, le comte l’accablait d’invectives et l’accusait de prodigalité, de négligence, de manque d’ordre. Toute nouvelle toilette pour elle ou pour ses filles amenait une scène. D’autre part, il suffisait au comte de laisser paraître le moindre désir d’aller en ville ou en visite chez des voisins, pour que la comtesse eût immédiatement une attaque de nerfs ; ce qu’elle craignait aujourd’hui, ce n’étaient plus les jolies voisines, mais qu’il perdît de l’argent au jeu ou en d’autres passe-temps onéreux. Chaque jour les choses empiraient. Il fallut restreindre de plus en plus la dépense, on n’arrivait pas à joindre les deux bouts. Manquant de sens pratique, le comte et la comtesse ne surent pas équilibrer leur système de réforme : ils se refusaient le nécessaire, comptant les morceaux de sucre et les bouts de chandelle, tandis que rien n’était changé dans les grosses dépenses. L’intendant, le surveillant, la femme de charge, le cuisinier, le cocher continuèrent à voler leurs maîtres ; avec cette différence qu’auparavant chacun volait raisonnablement, pour ainsi dire en conscience, tandis que maintenant les scènes continuelles, les accusations, plus ou moins méritées, adressées indistinctement au voleur et à l’honnête homme, les menaces de renvoi exaspéraient tout le monde ; chacun se pressait d’attraper le plus possible ; c’était le pillage organisé de tous les biens seigneuriaux.

Dans la maison tout portait un cachet de ladrerie et de manque de confortable. Sous le poids des soucis et des désagréments journaliers, le comte et la comtesse se laissèrent aller, perdirent le souci de leur dignité. Quand Véra se rappelait sa mère, l’image de deux femmes bien différentes se peignait devant sa mémoire : l’une — jeune, belle, pleine de la joie de vivre, — c’était la maman de son enfance ; l’autre — capricieuse, maussade, désordonnée, empoisonnant sa propre vie et celle des autres, — c’était sa mère de la dernière période.

Chez tous les voisins la situation était la même. Il semblait aux propriétaires que le sol se dérobait sous leurs pas. Ils hésitaient, ne sachant com-