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un sentiment de vénération profonde. Il lui semblait entendre une voix de l’autre monde. Elle n’éprouvait plus le désespoir passionné et révolté des jours passés, mais elle sentait qu’une ombre noire l’accompagnerait désormais, rendant pour toujours impossible un bonheur personnel et égoïste.

La maladie de Véra fut comme un signal de changements dans la famille Barantzew.

Léna épousa un officier et le suivit dans une ville éloignée. Lise rejoignit sa sœur dans l’espoir secret de trouver un mari parmi les camarades de son beau-frère.

Bientôt après, le comte, frappé d’une attaque de paralysie, perdit la mémoire et l’usage de ses jambes, retombant en enfance. Véra seule avait la patience de soigner le vieillard et savait comprendre sa parole de plus en plus inintelligible.

La comtesse tomba dans la dévotion, s’entoura de moines et de bigotes et devint indifférente aux misères de ce bas monde.

Ce n’était pas le moment pour Véra, garde-malade d’un père impotent, de penser à sa propre vocation ; elle se résigna sans impatience mais aussi sans espoir, car les médecins avaient déclaré que le comte pourrait encore vivre une dizaine d’années. Heureusement ces prédictions ne se réalisèrent point ; au bout de trois ans la mort arriva subite et inattendue.

La famille se réunit une dernière fois à l’occasion des funérailles, pour se séparer et se disperser définitivement.

La comtesse annonça à ses filles sa résolution d’entrer au couvent et de vendre le domaine patrimonial, qui fut acheté par l’ancien intendant ; après cette vente, il resta à chacune des filles vingt mille roubles à peu près.

Véra, restée seule au monde, maîtresse d’elle-même, prit la décision de partir pour Saint-Pétersbourg et d’y chercher une vocation.

IX

Les premières expériences de Véra à Saint-Pétersbourg ne lui apportèrent que désenchantement. Elle acquit bientôt la conviction qu’il n’est pas aussi facile qu’elle le pensait de se rendre utile, de travailler personnellement à la suppression du despotisme, de se solidariser avec ceux qui le combattent, car elle n’admettait pas qu’il soit possible de se rendre utile d’une autre manière.

Les conversations avec Wassiltzew qui roulaient d’ordinaire sur des sujets abstraits ne l’avaient en rien préparée à une vocation quelconque.

Grâce à lui, Véra avait lu beaucoup de livres révolutionnaires ; souvent il s’était appliqué à faire devant elle un tableau saisissant des misères