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M. LECONTE DE LISLE.

qu’est-ce en effet le Qaïn des Poèmes barbares, sinon un homme farouche, solitaire, timide, irrité, faible, parfois délicieusement attendri, mais cachant ses larmes sous un souci orgueilleux, un esprit violent, qui se représente la vie et les hommes avec une ample simplicité, qui raisonne avec une logique étroite mais sûre, un philosophe pessimiste pour qui Dieu est le principe du mal puisqu’il est le principe de la vie et que la vie est tout entière mauvaise, un artiste dédaigneux des nuances, sonore et abondant en images éclatantes, un poète ?

Mais alors pourquoi, dira-t-on, pourquoi notre poète chercha-t-il si loin, dans le nord Scandinave et dans l’antique Asie, des formes et des couleurs. Pourquoi ? Parce que sans doute ces couleurs et ces formes étaient les vêtements nécessaires de sa pensée et le vrai corps de son âme poétique. Y a-t-il donc du mal à se vêtir et à s’incarner de la sorte ? N’est-ce pas plutôt un heureux instinct qui pousse le poète dans les pays lointains et dans les âges reculés ? Il y trouve le mystère et l’étrangeté, dont il a tant besoin, car il n’y a de poésie que dans ce que nous ne connaissons pas. Il n’y a de poésie que dans le désir de l’impossible ou dans le regret de l’irréparable.

M. Leconte de Lisle a au plus haut degré le don du rythme et de l’image. Quand à l’émotion, il la possède sous la forme la plus noble et la plus haute : il est riche en émotions intellectuelles. Il nous trouble avec de pures pensées. Mais il y a pour le cœur de