Page:La Vie littéraire, II.djvu/158

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peu de mérite. Il est difficile d’être insensible quand on pense vivement, et c’est pour la plupart des hommes un exemple décourageant que la sérénité d’un cochon. Laissez-moi vous redire, à ce sujet, ce qu’un disciple de Lamettrie dit un jour à la belle mistress Elliott, que les patriotes de Versailles avaient mise en prison comme aristocrate. Le geôlier donna pour compagnon de chambre à la jeune Écossaise un vieux médecin de Ville-d’Avray, fort entêté de matérialisme et d’athéisme.

Il pleurait. Les larmes délayaient la poussière dont ses joues étaient couvertes, et le visage du pauvre philosophe en était tout barbouillé.

Madame Elliott prit une éponge, dont elle lava son compagnon en lui murmurant des paroles consolantes :

— Monsieur, lui dit-elle, il est croyable que nous allons mourir tous deux. Mais d’où vient que vous êtes triste quand je suis gaie ? Perdez-vous plus que moi en perdant la vie ?

— Madame, lui répondit-il, vous êtes jeune, vous êtes riche, vous êtes saine et belle, et vous perdez beaucoup en perdant la vie ; mais, comme vous êtes incapable de réflexion, vous ne savez pas ce que vous perdez. Pour moi, je suis pauvre, je suis vieux, je suis malade ; et m’ôter la vie, c’est m’ôter peu de chose ; mais je suis philosophe et physicien : j’ai la notion de l’existence, que vous n’avez point ; et je sais exactement ce que je perds. Voilà, madame, d’où vient que je suis triste quand vous êtes gaie.

Ce vieux médecin de Ville-d’Avray était bien moins