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L’unique rue de la bourgade était pleine et grouillante, et les auberges regorgeaient de chalands. Surtout le cabaret du maire Monmarançon-Balégné était envahi par une multitude hurlante et assoiffée. Haut en couleur et en verbe, bien en chair, un énorme rire éclaboussé sur la face, le magistrat-cabaretier, le bedon ceint non pas de l’écharpe tricolore, mais du tablier blanc, circulait à travers les tables, débouchant les bouteilles, allumant les punchs, donnant même dans la saoulerie grandissante de graves consultations administratives, et versant dans les saladiers à galbe de pots de chambre le vin bouillant où chavirent les disques de citron.

Encouragés sans doute par sa mine avenante — tête nue, l’un parce qu’il avait son chapeau à la main, l’autre parce qu’il n’avait pas de chapeau, — les deux rôdeurs s’approchèrent de M. Monmarançon-Balégné. L’échine un peu courbée, humbles, ils lui parlèrent à voix basse. Le cabaretier grommela. Les hommes s’éloignèrent. Ils s’enfoncèrent dans la foule. Et celui qui n’avait pas de chapeau avait un cache-nez. Ce cache-nez était rouge. Il était en laine tricotée et devait être très chaud. Cette tache rouge, éclatante, disparut aussi.

II

L’une des extrémités de la rue, — celle qui regardait la forêt — était presque obstruée par un bal que protégeait une palissade quadrangulaire et une tenture de bâches.

Là, une musique tempétueuse emportait dans son tourbillon plusieurs douzaines de couples, très solidement enlacés, exaltés par la frénésie du bruit, du mouvement, du vin. Sur le pourtour, une rangée de tables bordées de buveurs faisait une galerie. Parfois, projetée horizontalement par la fougue du mouvement giratoire, une jupe de paysanne allait enlever sur les tables et faisait rouler dans les jambes des danseurs une bouteille mi-pleine ou un enfant oublié et vagissant, — quille éperdue. De là, des chutes. Des rotondités féminines se trouvaient soudain en contact avec le plancher. De là des rires. À pleines lèvres, les danseurs lampaient des brocs de vin et embrassaient leurs danseuses, point farouches. Celles-ci ne semblaient pas se soucier de justifier l’opinion de Sand sur la suavité des mœurs campagnardes : elles s’en donnaient à cœur-joie. De temps en temps, un couple désireux de s’adonner à d’autres exercices se retirait, discret. Et les cuivres rugissaient comme une bande de fauves affamés

Tout à coup le souffle et les jambes manquèrent aux musiciens et aux danseurs. Pareils à des bolides, deux hommes faisaient irruption dans le bal. Stupéfaits de se trouver inopinément au centre de cette trépignante foule, ils hésitèrent une seconde. Mais derrière eux, dans