Page:La libre revue littéraire et artistique, 1883.djvu/123

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

herbe, l’enfant poussé sur le fumier de l’immense ville, défloré par les promiscuités infâmes, étiolé par les jours de privations et les nuits de vagabondage. Les Hop-pickers, les Tramps, les Workhouses nous montrent le va-nu-piecls à une autre étape de sa carrière : vaincu dans le struggle for life, il s’est résigné, il est devenu philosophe ; du travail, il n’en cherche plus ; sa vie, il la passe à courir les asiles de nuit qui sont échelonnés de distance en distance sur tout le territoire de la Grande-Bretagne. Plus loin, John Bull, dépouillant son masque de respectability, fait défiler sous nos yeux ses Tableaux vivants, sa Gigue d’Ève, son Ballet des Caleçons, atroces fantaisies à la Goya, où, sous le jour cru des becs de gaz, se déhanchent de cauchemaresques visions dignes des sabbats de Valpurgis. Ô cant ferme les yeux !

La Maison flamande, de madame Van de Wiele, nous offre fort à propos un refuge contre ces apparitions abracadabrantes. Là, dans un patriarcal intérieur de Bruges, entre la tendresse d’un grand-père et la vigilance d’une aïeule, sur un fond de lambris Renaissance, de velours d’Utrecht, de tapisseries d’Audenaerde, de tentures en cuir vénitien, se détache, en une quiétude profilée, comme dirait l’auteur de Ludine, la très rêveuse et très idéale tête de Fanny Vanlaere, héroïne du livre et petite-fille du docteur de ce nom. Rien qu’à la voir, le lecteur ébauche un rêve de pudiques ignorances, de dévouements angéliques et de virginales abnégations. D’un doigt ému et fébrile il tourne dix pages…

Soudain, tout s’effondre. Adieu la vierge raphaélique ! Fanny n’est plus qu’une fille séduite, enlevée à la barbe de ses parents et installée dans un garni de la rue de Douai avec l’amoureux de son choix. L’enlèvement est bien raconté, mais la transition est par trop brusque. Nous aurions aimé trouver à cette place une de ces profondes analyses du travail latent des séductions dans lesquelles ont excellé Gœthe et Balzac. Elle eût rendu plus vraisemblable cette chute que n’expliquent ni le milieu, ni l’éducation. Mais l’auteur étant une femme et une femme fort jeune, la galanterie française nous interdit d’insister sur cette lacune, résultat bien excusable de l’inexpérience. Au surplus, si le roman pèche sous le rapport de l’étude en creux, il se rachète amplement par le relief de la description, la plasticité du style, l’exactitude de l’observation extérieure, la flottante émotion des paysages. Maison flamande est, en somme, l’un des meilleurs romans de la saison.

Dans Ludine, M. Francis Poictevin étudie la fille fort consciencieusement et — convenance dont nous lui savons gré — sans ce souci de la réclame par le terme cru qui est le signe distinctif des purs naturalistes. L’auteur s’est, au contraire, complu à traiter son trivial sujet avec une aristocratie de style qui nous ramène aux meilleurs jours de l’hôtel de Rambouillet. Outre la quiétude profilée citée plus haut, il nous offre la fragance des tubéreuses, la fluence des attitudes, la senescence des