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poussaient des cris effrayés. La grosse blonde sommeillait, calée sur l’épaule de son voisin. Je sentais en moi un hébètement très voluptueux ; je fumais, naïvement stupide, vidant sans cesse mon verre inexplicablement toujours plein. On avait éteint les lampes ; il n’y avait plus en bas que les bougies du piano charrié près de la table, travaillé obstinément par un mélomane candide et convaincu. Une petite brise soufflait. Des papillons tourbillonnaient autour des lanternes Alors, dans cette paix solennelle, dans cette sérénité auguste, au milieu du tendre frémissement des feuilles, on gueula. Les plus endormis, dont la tête à chaque oscillation se rapprochait de la table, se réveillèrent pour hurler. Des chansons, dont le refrain était repris en chœur, avec le mélancolique accompagnement des couteaux heurtant le cristal des verres, des cantiques, des hymnes ; à pleine voix. Parfois l’un des braillards s’arrêtait, surpris de ne pas chanter la même chose que les autres. Puis on contrefit des cris d’animaux. Je m’étais levé ; j’allais au hasard dans les allées obscures du jardin. Autour de moi de subtiles senteurs. Au-dessus de ma tête, la limpidité étoilée… Rien de charmant comme, aperçus par les interstices du feuillage sombre, les lampions multicolores balancés au vent. Entre les troncs, j’apercevais la blancheur crue de la nappe, les convives autour, assis de travers, à cheval sur leurs chaises, le piano dont le son m’arrivait ténu et frêle. Par instants, montaient au-dessus des arbres les éblouissantes gerbes d’un feu d’artifice tiré au loin. J’eus les yeux humides, sans savoir pourquoi ; et, comme je m’aperçus que le hasard m’avait amené près de ma voisine de table, venue aussi respirer le frais silence du jardin, il me parut indispensable que la douceur d’un baiser se mêlât aux parfums de cette nuit si belle. J’attirai vers moi la jeune femme, je l’embrassai, sur le cou, longuement ; elle se laissa faire, étonnée un peu, émue peut-être de la même émotion ; nous restâmes enlacés, sans rien dire, sans désir de nous revoir après, de savoir même nos noms, associés ainsi, simplement, à la poésie des choses…… Puis, je ne me rappelle plus bien…… J’ai du revenir m’asseoir. Il est probable que j’ai retrouvé mon verre plein. Mais la suite ! la suite !……

On se remuait, s’agitait ; il fallait s’en aller, repasser vite la rivière si l’on tenait à prendre le dernier train. Notre hôte nous exhortait à finir la nuit, énumérait ses chambres d’amis. Moi, je voulais bien. Mais il y en avait que leur bureau, que leur magasin réclamait ; ils voulurent partir… Ah ! si nous étions restés !

Je fus de ceux qui prirent place dans le bateau du passeur ; le reste de la société se tassa dans le léger canot de l’amphitryon. Il faisait très noir. Le vent s’élevait. La lune était déjà couchée. D’une lanterne vénitienne, pendue à l’avant de notre embarcation, dansait le reflet rouge sur l’eau. Nous entendions derrière nous les rires de nos cama-