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bras ; je sentais autour de mes poignets l’enroulement chatouilleur des cheveux. L’amant, à moitié fou, s’accrochait à nos habits, demandait sans cesse : — Elle n’est pas morte ? — On lui répondait : — Non, non. — Un murmurait : — Elle est restée vingt minutes sous l’eau… — N’importe, on a vu plus fort que ça, disait un autre. Celui-ci affirmait sentir battre le cœur. La femme de notre hôte vint à la porte, toute tremblante, élevant une lampe au-dessus de sa tête. Mais cette lumière-là aussi le vent la fit disparaître, comme si quelque chose eût voulu retarder autant que possible… Nous entrâmes, et, sur un canapé, dans le salon, le salon plein du joyeux désordre de la journée, nous déposâmes le corps inanimé. — On approcha des bougies, et alors on vit…… Non, pas tout de suite… Il fallut regarder par deux fois… Puis… Horreur profonde ! Figurez-vous !… Un visage verdi, convulsé, ravagé déjà par la décomposition commencée, maculé de vase, creusé aux joues ; la bouche distendue dont les dents blanches riaient ; les yeux grands ouverts, vitreux, fixes ; des plantes d’eau enroulées autour des bras pendants ; le ventre ballonné, dessinant une difforme saillie sous la robe. Quelque chose d’épouvantable !… Malheur ! malheur ! c’était l’autre ! l’autre ! dont le cadavre, depuis quinze jours, reposait tranquille au fond de la rivière… Nous reculâmes. On entendit le choc sourd d’un corps écroulé sur le parquet… Je regardais mes mains sur lesquelles avait reposé cette tête affreuse… Je sentis… ce que l’on doit ressentir quand on commence à devenir fou… Je… Et maintenant encore !… Ah ! ce cadavre !… Ôtez ! ôtez ! Là !… Regardez !… Oh ! oh ! oh !…

Lucien VICTOR-MEUNIER.

LE RÉVEIL DES HALLES

Tout est encore plongé dans un calme profond. À peine entend-on, par intervalles, dans les rues qui avoisinent l’énorme garde-manger, le roulement de quelques charrettes, un claquement de fouet, un sifflotement de maraîcher.

Les Halles dorment encore. Pourtant elles viennent de s’ouvrir. Et leurs abords regorgent de mille entassements gracieux ou difformes, ténébreux ou lumineux, embaumés ou puants.

Çà et là apparaissent des tas de raves symétriquement alignés queue à queue, avec des blancheurs de neige dans la lueur du gaz, des tons de rose thé dans la pénombre.