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POUPARD

Six heures du soir, gare du Nord, à Paris. Le train direct pour Enghien va partir. Quatre retardataires se hissent et s’engouffrent, moi quatrième, dans un compartiment de secondes, le seul vide, s’emparent des quatre coins. La portière, refermée à la hâte du dehors, claque rudement ; et le train de s’ébranler, dans l’orgie stridente des sifflets de l’embarcadère.

Après avoir vainement demandé un peu de lumière au crépuscule blafard que laissaient transparaître les glaces, je renonçai à lire le journal dont l’encre toute fraîche me charbonnait les mains, et je m’occupai, faute de mieux, à observer mes trois compagnons.

En face de moi se lassait un énorme petit homme d’une cinquantaine d’années, court membré, débordant d’obésité, sans cou, presque sans yeux, tout en joues et en ventre, apoplectique et asthmatique, l’œillade finaude. À peine assis, encore tout suffoquant de l’ascension, malgré la fraîcheur automnale, il ôta son chapeau mou, tira son mouchoir — toute une affaire ! — et le promena sur la moiteur d’un crâne en boule, miroitant, qui semblait n’avoir jamais rien eu de commun avec ce qu’on appelle des cheveux.

À l’autre extrémité, s’étaient installés en vis-à-vis un mari et sa femme. Celui-là petit aussi, mais plutôt sec et blême, la moustache poivre et sel, d’une figure et d’une tournure honnêtement insignifiantes. Celle-ci, placidement confite dans l’embonpoint de ses quarante étés, l’air bienveillant et satisfait, un peu marquée, avec ce teint gris des boutiques et des comptoirs, mais d’une maturité agréable encore.

Quand fut franchie la série des ponts sous lesquels passent les trains au sortir de la gare, il fit tout à coup un peu plus clair dans le compartiment.

— Tiens ! disent en même temps et presque de la même voix les deux époux : Monsieur Poupard !

— Eh !… Monsieur et madame Ficelet ! s’écria à son tour le poussah.

Les deux hommes, qui se trouvaient aux deux extrémités de la même banquette, se penchèrent l’un vers l’autre, allongèrent le bras, se serrèrent la main. Et les langues se débridèrent.

Il y avait tout de même un bon bout de temps qu’on ne s’était vu. Les Ficelet, ma foi ! habitaient maintenant Ormesson, tout contre Enghien, hiver comme été. La campagne, n’est-ce pas ? sans double