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barbes noires, leurs larges tabliers blancs et leurs belles haches toutes neuves ; ils levaient la tête d’un air fier, ne parlaient à personne et balançaient en marchant leurs grands bonnets à poil ornés de plumets rouges. Ensuite, arrivaient les quatre tambours qui battaient à faire trembler les vitres ; puis, les pompiers, presque tous au pas, avec leurs casques, leurs fusils et leurs baïonnettes qui brillaient comme des miroirs au soleil.

M. Tavan, qui était le capitaine, marchait en tête avec ses épaulettes toutes d’or sur les épaules et son sabre nu à la main. Et le pauvre Coupier, qui resta ivre, le bienheureux, pendant les trois derniers quarts de sa vie, suivait derrière sur ses jambes courtes, raide comme un pal de fer, rouge comme un vieux pompon de grenadier, moitié vêtu en soldat, avec un ancien veston crasseux et un grand bonnet de police. Nous, marmailles, nous courions après Coupier, comme nous pouvions.

Les habitants qui n’avaient pas l’honneur d’être pompiers stationnaient sur le seuil de leurs portes pour voir défiler la compagnie. Je me redressai fièrement, quand nous passâmes devant notre maison : Mélanie Athénor, une grande jolie fille, avec qui je devais, à cette époque, me marier, était penchée à sa fenêtre ; de l’autre côté de la rue, la mère Rapine, une vieille amie à moi, guignait à travers les cages de ses pinsons ; mais je ne leur parlai point, il me semblait que j’étais moi-même presque pompier.

III

Après avoir fait le tour du village pour s’exercer à marcher et aussi un peu, je crois, pour se faire admirer, les pompiers prirent la route de Crest avec la marmaille toujours à leurs trousses, et tout le monde disait : « C’est le Préfet ! le Préfet qui vient à Aoste ! M. le Maire et M. Édouard vont lui parler.

« Le Préfet ?… Le Préfet ?… Mais, qu’est-ce que cela peut bien être ? pensai-je en moi-même, le Préfet ? Dans tous les cas, il faut que ce soit quelque chose de bien extraordinaire, puisque l’on fait pareil branle-bas quand il vient. » Et le trac me prenait, j’avais bien envie de rn’en retourner chez moi ; mais l’aiguillon de la curiosité me poussait en avant et je suivais toujours les autres ; j’avais un point de côté à force de courir.

Arrivée en face de la maison de Baptiste Canova, la compagnie s’arrêta, et Cadet Odon fit seul quelques pas, sur le chemin qui monte à droite vers le quartier des Aras, pour découvrir plus au loin sur la route de Crest ; il devait tirer deux boîtes pour avertir dès qu’il apercevrait le Préfet.