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daient personne le long des chemins. Puis, venaient les chèvres et les jeunes boucs. Puis, les béliers à tête vénérable ; enfin, l’immense multitude des brebis et des moutons, chacun portant un signe cabalistique sur sa toison noire et dure comme une carapace de tortue. De loin en loin, dominant la foule des animaux, les pâtres, colonels ou généraux de cette armée, cheminaient d’un pas lent et grave, armés de leur bâton noueux.

Parfois, les rangs s’éclaircissaient, le défilé paraissait près de finir ; mais, soudain, surgissaient à l’horizon de nouveaux groupes de boucs ou de béliers, et derrière eux arrivaient à la rescousse d’autres bataillons, des masses compactes de moutons et de brebis.

L’interminable colonne passait pendant des heures, et nous assistions à ce spectacle, ravis, bouche béante ; nous eussions voulu qu’il durât toujours. Comme ils nous inspiraient du respect, ces vieux ânes blanchis par le hâle, avec leurs têtes pendantes sous le poids de la sonnaille et leurs oreilles brisées ! Combien ils étaient différents des vulgaires bourricots que nous pouvions voir chaque jour ! Et ces boucs à la barbe superbe, si magnifiquement encornés, qui avaient exploré tant de pays lointains et inconnus ! comme ils excitaient notre admiration ! Et les grands chiens qui fermaient la marche et formaient l’arrière-garde du troupeau ! qu’ils étaient beaux, dans leur tranquille démarche, avec leurs bonnes grosses têtes intelligentes et leurs yeux doux. Comme nous nous trouvions petits en face de ces héros, armés de colliers hérissés de pointes de fer, qui avaient lutté avec le loup ! Le loup ! bête fantastique dont nous n’aurions pas même osé prononcer le nom dans l’obscurité, et que notre imagination d’enfant grandissait dans d’effrayantes proportions. Et le Bayle ! chef suprême de tous ! qui commandait aux ânes et aux boucs, aux chiens et aux bergers ! comme il nous apparaissait magnifique dans sa toute-puissance ; avec sa barbe grise, son chapeau rond à larges bords, sa culotte courte et ses guêtres, et son long manteau, et son bâton, plus grand et plus gros que celui des pâtres ! Nous nous précipitions sur son passage pour le voir de plus près, et celui de nous qui, parvenant à appeler son attention, obtenait de lui une parole ou simplement un regard, était honoré entre tous, et l’on en gardait le souvenir pendant des mois.

Le spectacle du passage de la Beille avait pour nous un attrait si puissant que, lorsqu’il était terminé, nous voulions le voir encore, et que les mamans avaient fort à faire pour nous empêcher d’émigrer à la suite des troupeaux. Beaucoup d’entre nous, Méridionaux, se souviennent d’avoir caressé une délicieuse chimère, dans leur enfance : l’ambition secrète d’arriver à être pâtre un jour.

Martial MOULIN.