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Pendant ce temps, à la ferme, petite Jeanne s’éveillait de moins en moins fréquemment ; son regard devenait plus vague, et l’on entendait sa voix murmurer, mais si faiblement, si faiblement, qu’on l’eût prise pour les vibrations lointaines d’une chanson qui va mourir :

— Bonne mère, pourquoi petit Jésus n’est-il pas encore passé ?

Marguerite consulta la vieille horloge ; deux heures du matin y sonnaient. — Jacques devrait bien être de retour ! pensa-t-elle. S’il savait comme sa pauvre enfant est inquiète ! Je crois qu’elle va pleurer !

Et, rêveuse, elle cacha son front dans ses mains ; puis, comme si une idée lumineuse l’eût frappée :

— J’entends petit Jésus qui vient conduit par ton père, fit-elle ; je vais à leur rencontre.

Et Marguerite monta d’un pas rapide l’escalier de sa chambre, s’approcha d’un coffret religieusement fermé à double tour et l’ouvrit. Elle en sortit son voile de mariée, sa bague d’or, ses boucles d’oreilles et le beau livre de prières que Jacques lui avait donné le jour de ses noces… puis elle descendit, prit de la cendre au foyer pour imiter des traces de pas sur le tapis de petite Jeanne, et attendit.

Au bout d’un moment petite Jeanne entr’ouvrit les lèvres :

— Bonne mère, dit-elle, as-tu amené petit Jésus ?

— Il est venu, répondit Marguerite ; regarde sur le tapis l’empreinte de ses pieds ; il est venu tandis que tu dormais, et comme tu es bien sage, il t’a embrassée bien fort et t’a laissé les jolis cadeaux que voici.

Et tout en étouffant un sanglot, elle mit sur la tête de l’enfant le joli voile de dentelles, fit scintiller à la lumière la bague d’or et les boucles d’oreilles, et déposa au pied du lit le beau livre de prières.

— Oh ! les belles choses, les belles choses ! s’écria la pauvre malade. Comme petit Jésus est bon, et comme je voudrais le voir !

Elle reprit après quelques minutes de contemplation :

— Et mon père, où est-il ?

— Il accompagne petit Jésus jusqu’au détour du chemin, fit Marguerite.

Petite Jeanne ne referma pas les paupières, mais sa respiration devint tout à coup haletante, son œil à demi vitreux sembla se noyer dans le vague, puis resta fixe complètement.

— Ah ! ma pauvre petite ! ma pauvre petite ! s’écria Marguerite en la prenant dans ses bras.

En ce moment Jacques rentrait à la ferme.

Il tenait à la main la belle poupée à la robe bleue constellée de paillettes d’or, et s’efforçait de sourire.

— Il est trop tard ! lui dit Marguerite. Petit Jésus est venu voir petite Jeanne ; il est venu, et il l’a prise…AAAAAMorice VIEL.