Page:La libre revue littéraire et artistique, 1883.djvu/169

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

CHRONIQUE D’ART

L’ART DU XVIIIe SIÈCLE
Galerie de M. G. Petit, 8, rue de Sèze. (Décembre 1883-Janvier 1884).

Tous les maîtres du XVIIIe siècle se sont donné rendez-vous dans les galeries de Georges Petit, et c’est vraiment une grande joie pour les yeux, un fin régal pour l’esprit. Cette exposition est l’apothéose de Fragonard et de Watteau. Devant Fragonard, qui est là avec une vingtaine de toiles, on songe à Tiepolo et à Rubens, — un Rubens en miniature, affiné et spirituel, qui aurait eu autour de lui, au lieu d’Anversoises mafflues, les vives Françaises de Louis XV. C’est la même aisance souveraine dans l’agencement des groupes, la même prédilection pour les somptuosités du décor, pour les glorieuses étoffes où s’allument les rutilances des pourpres et les étincellements des gemmes. Dans ses plus infimes toiles, Fragonard a la touche grasse et large ; il sait concilier un faire hardi avec la délicatesse qu’exigent ses sujets habituels ; il a l’intelligence de son art, et il en possède aussi le métier. Dans l’Escarpolette, il fait palpiter l’envolée des falbalas jusque dans les cimes des arbres ; — le Modèle est une fine composition, où le peintre, accoutré dans un bouffant costume blanc et rose, soulève du bout de son appui-main la jupe de son modèle ; — le Vœu de l’Amour émerge d’un mystérieux fond de bitume et de terre de Sienne ; — du Guignol s’échappe, encadrée dans l’ombre bleutée d’un parc de féerie, une chimérique poésie faite du frisson des satins et de la provocation des sourires qui luisent. Mais à côté de ces tableaux, quintessence de la vie galante du XVIIIe siècle, en voici d’autres où nous voyons Fragonard s’attaquer à la vie simple, à l’obscure réalité : dans la Visite à la Nourrice, la cabane s’enfonce comme sous le pinceau d’un Hollandais, avec ses coins d’ombre, et, dans un coup de lumière, se détache en haut-relief la tête des personnages. Dans le même ordre d’idées, la Berceuse est une fort jolie chose ; quant à la Joueuse de Vielle, campée avec la solide élégance des manolas de Goya, c’est une merveille.

Watteau, le peintre des Mezzetins, des Scaramouches, des Arlequins, des bergers enrubannés, — qui fait danser au bout de chaque poil de son pinceau un des personnages de la Comédie italienne, qui enlace les amoureux dans des paysages où les baisers poussent comme les feuilles des arbres, — est représenté seulement par quelques tableaux. Son dessin vif et savant s’est donné carrière dans l’Escarpolette, qu’il est intéressant de comparer avec l’Escarpolette de Fragonard. Son Glorieux se drape dans la cape rayée des Scapins, — et son Île enchantée est un lieu d’exil où je me laisserais volontiers déporter.