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J’ai su cependant qu’elle se nommait Berthe dans la vie privée, mais, je n’ai jamais consenti à apprendre d’elle ce qu’elle avait été, ni par suite de quel désespoir elle avait un jour résolu de se donner la mort. Encore ce matin, j’étais persuadé que j’avais été chercher au fond de la Seine, non pas une femme qui se noyait, mais bien la déesse de la peinture, qui avait choisi ce moyen de se jeter dans mes bras.

Et cela dura une éternité, plusieurs mois !

Tout me souriait : j’allais de l’avant, hardiment, résolument, comme sûr de moi et je réussissais !

Le concours arriva. Nous avions pour sujet : Judith tuant Holopherne.

Le seul d’entre les concurrents, je peignis une Judith blonde ; mon tableau faillit causer une révolution. Je l’avais composé sans hésitation, je n’avais eu qu’à peindre ; une fée invisible dirigeait mon pinceau. Les hommes graves qui composaient le jury estimèrent que j’avais fait un chef-d’œuvre et, sans contestation, le prix me fut adjugé. Je n’ai jamais su pourquoi, tant le travail m’avait semblé facile ! Tous mes amis reconnurent Berthe dans ma farouche héroïne. Et cependant j’avais exécuté mon tableau seul, enfermé dans une loge. Ce n’était pas elle que j’avais peinte, c’était mon Idéal, qu’elle personnifiait et dont la forme tangible était désormais éternellement gravée dans mon esprit. Ah ! pourquoi n’est-elle pas morte à ce moment ? Encore aujourd’hui, j’aurais présente son image, tandis que… car elle n’était pas ma maîtresse ! Elle était ma fée, mon bon génie, je l’entourais d’une affection égoïste ! Je l’aimais comme Pygmalion eût aimé Galatée vivante ! Je l’aimais d’un amour incestueux, comme un père qui aimerait sa fille ! Il me semblait que je l’avais créée, qu’elle était sortie de mon front, comme Minerve du cerveau de Jupiter ! Ce n’était pas pour moi une créature humaine, c’était une idée faite femme, un lutin, un démon familier !

Et cela dura jusqu’à mon départ pour Rome. La séparation eut lieu sans déchirement. Je lui dis adieu, je la quittai sans lui demander où elle allait, et je partis, emportant son souvenir. C’était tout ce qu’il me fallait. Elle m’écrivit. Je n’ai jamais ouvert une de ses lettres, car la suscription était criblée de fautes d’orthographe. Si j’avais vu la signature de mon génie au bas de deux pages d’inepties et de barbarismes, j’aurais pu concevoir des doutes sur son origine céleste, et j’avais besoin de toutes mes illusions. Les missives en question me servirent à allumer des cigarettes.

Depuis, j’ai vécu sur ce souvenir. Parcourez les musées et les galeries ; examinez tous mes tableaux et partout, sous des aspects différents, dans les sujets les plus divers, vous sentirez un vieux reste de Judith ou de reine de Saba. Toutes les Vierges de Raphaël ont un peu de la Fornarina, et il n’est pas jusqu’aux portraits d’après nature que j’ai