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Qu’ils étaient heureux les bonnes gens qui l’habitaient ; quelle paix ! quelle insouciance des agitations du siècle ! Ils savaient à peine sous quel gouvernement ils vivaient ; leur horloge était le soleil ou le chant de leurs coqs ; tous leurs soins étaient pour la moisson, la vendange ou l’élevage de leurs bestiaux.

Ils se couchaient avec leurs poules à l’heure crépusculaire où chante le rouge-gorge, et l’alouette, en s’éveillant, les trouvait, à l’aube, dans les champs.

Rien n’interrompait pour eux l’ordre de la nature : selon les saisons, le père Louis, aidé de son fils Métalli et de Bôte, son valet, labourait, semait, taillait les vignes, faisait les foins ou amassait les feuilles des mûriers.

La mère Jeanne, la compagne du père Louis, avec l’Henriette, sa chambrière, familièrement appelée la Riette, vaquaient aux soins du ménage et de la ferme.

À eux cinq ils suffisaient à tous les travaux.

Mais voilà qu’une année, à l’époque où se cueillent les feuilles hivernales, la Riette gagna des raideurs douloureuses qui l’empêchèrent de monter sur les arbres. Cette année-là on était en retard à le ferme pour ce travail, car les semailles avaient dû passer d’abord et le vent, un grand vent du midi, dispersait par les champs les feuilles jaunissantes.

Si l’aure emporte toutes nos feuilles, que donnerons-nous à nos brebis cet hiver ? dit le père Louis… Pourtant à nous trois nous ne pourrons pas tenir coup ! Puisque tu vas à la ville, dit-il à sa femme, amène-nous un renfort.

La mère Jeanne dit oui et partit.

À son retour elle ramenait une jeune Bedosse c’est-à-dire une fille venue des montagnes du Vivarais.

Car c’est leur coutume aux braves montagnards d’outre-Rhône d’émigrer chaque année en Dauphiné. Ils viennent par centaines, au temps des vers-à-soie et des effeuilles, aider à leurs voisins à défeuiller les mûriers, à faire les foins et à moissonner.

Avec eux viennent des jeunes filles, des nagnonneuses, jolies, fraîches, rieuses, amoureuses surtout.

Aussi que d’amours ébauchés sur les arbres ! que de fenières témoins de doux embrassements ! que de fleurs épanouies et combien de déflorées ! et quels regrets quand vient le jour de la séparation, quelles ardentes promesses de revenir !

Heureux Dauphinois ! Braves Bedots.

Voilà pourquoi elles aiment tant à aller Vé lou-Dauphina, les brunes filles du Vivarais.

Perlette, tel était le nom de celle que la mère Jeanne avait rencontrée sur le pont de Romans, lieu où se tiennent d’ordinaire les travailleurs venus pour se mettre au service des fermiers d’alentour.