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d’intérêt qu’il était en train de faire, plaça sur son oreille le crayon qu’il tenait à la main, ferma à demi son inséparable carnet, et, d’un ton familier et bonhomme, ajouta :

— Et maintenant, soufflons un peu, sergent, car il fait une chaleur de tous les diables, sacristi !

C’était quelques jours avant la revue de l’intendant. Depuis le matin, sept heures, le vieux capitaine et le vieux sous-officier vérifiaient soigneusement le nombre des effets de grand et de petit équipement, se baissant en conscience et se relevant sans cesse pour s’assurer de l’état du drap des uniformes et du cuir des fourniments : opération qui leur faisait, au reste, pousser régulièrement un « aïe » ou un « crédieu » que motivaient des rhumatismes égaux, malgré la différence du grade.

Il y avait cinq ans qu’ils s’occupaient tous les deux du magasin ; ils s’y étaient retrouvés presque en même temps. Le magasin d’habillement, c’est presque déjà la retraite. C’est, à moins d’exceptions, le dernier échelon d’une longue existence militaire, pour les vieilles badernes qui ne prétendent plus à l’avancement et qui, usées dans le métier comme des bêtes de somme, par les marches et les contremarches, sont bien forcées de faire l’aveu que, si le coffre est encore solide, il a du moins quelques avaries.

Dans six ou huit mois, le capitaine Grandjean quittait la culotte rouge. Un fameux dossier : la croix, seize blessures, trois citations à l’ordre du jour. Bah ! cela lui faisait bien quelque chose au cœur de quitter le régiment. Une satanée habitude de trente ans, ça compte dans la vie d’un homme ; mais lui, il avait ses raisons — surtout depuis ce petit héritage qui, il y a quelques années, lui était tombé des nues — de ne pas trop se plaindre. Puis il avait un foyer, une toute jeune femme qu’il adorait de toutes les forces de ses affections longtemps refoulées. Il y en avait de plus malheureux que lui !

Aussi, toujours de bonne humeur, le capitaine Grandjean ! Ce n’est pas le sergent Pingée qui se fut plaint de lui ! Il vient un moment où l’âge comble la distance que créent les situations. Tous les deux invalides à demi, ils vivaient sur le pied d’une espèce d’amitié, indulgents l’un pour l’autre. Le brave Pingée pouvait en paix sacrifier à sa manie, qui est celle de tous les « employés » à l’habillement, et porter des vareuses fantaisistes en drap de capote, à boutons de cuivre, qui, du moins, épargnaient à son ventre débordant la sanglure du ceinturon.

Des gouttes de sueur perlaient sur le front rouge du capitaine, tombant jusque sur sa moustache coupée en brosse, une bonne grosse moustache grisonnante, qui n’avait rien de féroce, Les rides du visage attestaient un rude passé et prouvaient qu’il avait roulé, le capitaine ! Mais il n’avait pas, sur sa personne, l’abandon de ceux qui savent qu’on va leur fendre l’oreille et qui déjà se relâchent de la rectitude de la