AU VILLAGE
Cléophas Marleau était le plus vieil habitant du village.
Il avait quatre-vingt-trois ans, mais il paraissait à peine avoir
dépassé la soixantaine tellement il était bien conservé. C’était
un petit homme mince et maigre avec une abondante chevelure grise et une figure insignifiante, presque pas ridée.
Certes, il avait durement travaillé ; comme tout le monde,
il avait eu ses épreuves, ses tracas, mais il les oubliait. Il
faisait comme le chien qui, après avoir traversé une mare
d’eau, se secoue vigoureusement afin de pouvoir se sécher.
Lui, il chassait les soucis ; il ne se rongeait pas le cœur et ne
se cassait pas la tête à penser, à se poser des questions sans
réponses possibles. C’est ainsi qu’il était. Sa femme était morte il y avait bien longtemps et depuis les funérailles, il demeurait avec sa fille Victorine, veuve, qui possédait une
petite maison pas loin de l’église, et avec sa petite-fille Élodie,
âgée de dix-huit ans. En plus de celle-ci, il avait un fils célibataire, Napoléon, qui avait toujours bien gagné sa vie à la
ville et qui lui payait sa pension chez sa sœur. Depuis huit
mois cependant, le garçon, bien qu’âgé de plus de quarante
ans, s’était volontairement engagé dans l’armée et il se battait quelque part, là-bas, dans des pays lointains. Tout de
même, une partie de sa paye venait à son père. Ainsi, depuis
environ vingt ans, le vieux Cléophas Marleau vivait en paix,
calme et tranquille, près de sa fille et de sa petite fille, une
belle jeunesse qui était bien avenante et gentille. Le jour, le
père Marleau fumait sa pipe assis sur le perron, mais le soir,
après la prière à l’église qu’il ne manquait jamais, il se joignait
au groupe de villageois qui se réunissaient devant la boutique
du cordonnier-barbier et qui jasaient et débitaient des bana-