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IMAGES DE LA VIE

la même heure, au même endroit, feuillette les pages d’un livre.

Il médite le poète, et il se dit que ni la fortune, ni les honneurs, ni la gloire, ne valent les minutes d’émotion que vivaient ces deux pauvres jeunes gens qui, assis un soir sur un banc, se regardaient avec des figures d’extase en se tenant la main et en échangeant quelques rares paroles.

Sur son socle, au milieu des hauts érables canadiens, ses fidèles amis, le poète rêve.

N’est-il pas étrange et remarquable l’hommage que lui rend chaque automne ce jeune platane, tout en arrière de lui ? Alors que les gelées et les vents d’octobre ont dénudé tous les arbres tous à l’exception d’un seul, ce jeune platane conserve encore ses feuilles d’or pendant quelques jours comme pour auréoler la figure du poète. Mais ce dernier arbre s’est dépouillé à son tour et maintenant c’est l’hiver avec ses tempêtes, ses bourrasques et ses gels. Solitaire au milieu des érables centenaires, le poète regarde défiler les passants, qu’entraîne et que pousse la vie, les passants qui se hâtent dans le froid et dans le soir qui tombe. Pendant des heures encore, les gens vont et viennent, là tout près, puis ils se font de plus en plus rares. C’est la nuit, la nuit froide, hostile. Soudain, l’on entend les sonores accents des clairons. Ce sont de joyeux raquetteurs qui passent et qui viennent saluer Celui qui a si noblement chanté son pays.

Le silence se rétablit. C’est la nuit, la nuit mystérieuse, la nuit étoilée d’astres lumineux qui, dans le ciel sombre, dans l’espace infini, brillent d’un éclat intense.

Et un mince croissant d’or luit au firmament, au-dessus des branches noires des vieux érables et l’on croirait qu’une main invisible va le prendre, le décrocher, pour en couronner le front du poète solitaire.

C’est la nuit…

Une ombre s’avance, elle s’écarte du chemin, oblique vers le monument. Elle s’approche, et celui-là qui aime si passionnément les vers, se découvre pieusement devant le buste du poète et reprend sa route. La solitude se fait complète.