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LA SCOUINE

s’installer chez eux. Tout de suite, elle avait pris en grippe cet oncle inconnu qui portait des anneaux aux oreilles comme un bohémien, qui souffrait de l’asthme et qui toussait presque constamment. Le premier soir, l’on avait veillé dans la salle à dîner, et le bonhomme, ne voulant pas salir les catalognes qui recouvraient le plancher, avait craché sur le mur. Chaque matin aussi, avant le déjeuner, il se calait dans une chaise, fumant la pipe dans la cuisine. De temps à autre, il s’arrêtait pour tousser, et lançait sur le poêle un gros crachat gras et visqueux. On entendait alors un court grésillement, et il se répandait dans la pièce une odeur nauséabonde. La Scouine rageait de le voir là, et intérieurement, lui souhaitait tous les malheurs possibles. Elle avait enlevé les allumettes de la boîte à sardines clouée à la cloison, et les avait cachées. Pour allumer, Jérémie, était obligé de prendre un tison.

Au repas, il se curait les dents avec sa fourchette.

Quand on a passé cinquante-et-un ans sans se voir, disait la Scouine, on peut bien attendre pour se rencontrer dans la vallée de Josaphat.

Le vieux Urgèle était cependant très heureux d’avoir retrouvé son frère, et parlait de profiter de l’occasion pour célébrer ses noces d’or.

Pendant la journée, le voyageur errait dans les environs de la ferme, tournait autour des bâtiments comme une âme en peine. Peu expansif au début, il était devenu taciturne, et même dans ses rares moments d’abandon, il paraissait avoir une arrière-pensée. Ses paroles semblaient passer par un obscur, tortueux et glacial souterrain avant d’arriver à ses auditeurs.