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XXXII.



DESCHAMPS était devenu infirme, impotent. Il avait l’esprit un peu égaré, et sa mémoire lui faisait défaut. Souvent, il lui arrivait de ne pas reconnaître les gens. Dans sa tête, les choses s’embrouillaient, se confondaient, comme le soir dans la nature, lorsque vient la nuit. Des jours, il montait au champ, allant devant lui, indécis, comme un animal qu’on vient de châtrer, un pauvre qui aurait perdu sa besace. Il avançait, traînant les pieds dans l’herbe, au milieu de la campagne fleurie de pissenlits, de moutarde, de trèfles, de marguerites, de boutons d’or, longeant des pièces de blé d’Inde dans lesquelles le vent mettait une plainte immense, désespérée.

Deschamps errait à travers les chaumes, les pâturages, les prairies, tout ce terrain qu’il avait autrefois labouré, ensemencé pendant tant d’années. Et la terre restait toujours jeune, tandis que lui était vieux, cassé, fini, marchait dans l’ombre de la mort.

Sa triste silhouette noire, parfois chancelante comme celle d’un homme ivre, se promenait sous le grand ciel bleu, pendant que sourdait du sol la note aiguë des criquets, que des vols de corneilles s’abattaient en croassant sur les branches d’un frêne sec, et que tout autour du septuagénaire, des hommes et des femmes jeunes et robustes, travaillaient en attendant de vieillir, de devenir comme lui, faibles, courbés, une ruine lamentable.

Deschamps regardait les choses d’un regard vague, restant pendant des heures appuyé sur une