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LE DESTIN DES HOMMES

un tertre, pour se reposer et se désaltérer au puits à brimbale où il y avait toujours une chaudière et un vieux gobelet, un puits de bonne eau fraîche, la meilleure qu’il avait bue dans sa vie. Même si l’on n’avait pas soif, c’était un plaisir d’en boire un coup. Puis, ce serait si bon de s’étendre le dos dans l’herbe à l’ombre des ormes et de se reposer dans la paix et le silence comme il avait fait maintes fois jadis. Ce serait là l’une des grandes joies de son pèlerinage.

Il se rappelait qu’un quêteux lui avait dit naguère que le plus beau jour de sa vie était le moment où, las et affamé, il s’était laissé choir à l’ombre d’un vieux chêne et qu’une femme compatissante, lui avait apporté un morceau de tarte aux fraises et une tasse de lait.

Ce qu’il avait surtout hâte de revoir, de retrouver, c’était la terre paternelle qu’il avait vendue un jour. Malgré sa hernie qui l’incommodait et sa plaie à la fesse qui le taquinait, il y arriva enfin, mais sa déception fut grande. La maison en bois jadis peinte en gris était maintenant recouverte d’une pauvre et laide imitation de briques. Ainsi déguisée, elle lui était une étrangère. Les deux grands érables qui l’encadraient avaient été abattus. Et du verger, à côté de l’habitation, il ne restait plus que trois vieux pommiers bien tristes à voir. Avec cela, les bâtiments de la ferme faisaient pitié tellement ils s’en allaient en ruines, à l’abandon. Et partout le désordre : une vieille charrue, une herse, pourrissaient au bord du fossé ; près de la grange toute délabrée et qui penchait vers le nord, on apercevait un ancien berlot, un boghei avec deux roues cassées, des instruments aratoires rouillés, brisés, hors d’usage. Une lourde tristesse se dégageait de l’ensemble de cette propriété. Arrêté sur la route, le vieux Gédéon Quarante-Sous re-