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LE DESTIN DES HOMMES

La maman Gratton était allée chercher sa provision d’eau chez ses voisins lorsque la vieille Boyer parut sur le pas de sa porte.

— C’est ben humide, aujourd’hui, hein, mame Gratton ? fit-elle.

— Oui, c’est cru. Mon vieux me disait ce matin avant de partir pour le travail que ses rhumatismes le faisaient souffrir.

— Pis, le p’tit de Flore, fait-il des progrès ?

— Ah ! mame Boyer, c’est ben triste à dire et je ne le raconterais pas à tout le monde, mais le docteur a déclaré que c’est un idiot et qu’il n’y a rien à espérer. C’est dans la famille, a-t-il dit. Il a deux ans et il ne parle pas, ne dit pas un mot, n’a pas l’air de comprendre. Pauvre Flore ! J’ai ben essayé de l’empêcher de se marier avec ce veuf de malheur chargé d’enfants, mais elle n’a pas voulu m’écouter. Elle était majeure, vous savez, et pouvait faire ce qu’elle voulait. Vous comprenez, elle avait peur de rester vieille fille et elle a pris le premier parti qui s’est présenté. Elle est ben avancée maintenant. Voyez-vous, ça s’est fait si rapidement ce mariage-là. Il l’a fréquentée deux mois puis il lui a donné le jonc. C’t’homme-là n’est pas de la place. On ne connaissait pas sa famille, mais depuis c’temps-là on en a appris des choses. Son grand-père est mort fou, un de ses oncles est mort fou et un de ses frères est à l’asile. C’est pas étonnant après tout ça que le petit soit fou lui aussi. Hein, en avons-nous du malheur, mame Boyer ?

Et la maman Gratton, la tête courbée, restait là, immobile, devant sa chaudière d’eau, qui aurait été pleine de larmes si elle s’était abandonnée à sa douleur. Puis, redressant ses maigres épaules, elle s’en fut chez elle sans ajouter un mot.