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LE DESTIN DES HOMMES

— Si nous avions seulement des manteaux de fourrure, soupira la fille.

— Ça coûte cher d’entretenir un champion mangeur de saucisse, déclara la mère.

M. Lafleur se rongeait les sangs.

Une atmosphère glaciale, hostile, régnait à la maison. Au souper, M. Lafleur ne voyait que des visages fermés. Il comprenait ces reproches muets, plus cruels que des paroles acerbes. Et de temps à autre, sa femme lui lançait à la face, comme un soufflet, ces expressions méprisantes :

« Ton grand paresseux, ton grand sans-cœur, ton grand flanc mou. »

Il en fallait un estomac pour avaler toutes ces couleuvres.

Mais malgré tout, en dépit des taquineries, il était résolu de s’atteler à la tâche de former un boxeur qui décrocherait un jour le titre de champion et lui apporterait la renommée et la fortune. Il vaincrait tous les obstacles, il parviendrait au succès.

Dans le moment il encaissait les risées, les moqueries, mais un jour il aurait sa revanche.

Parfois M. Lafleur s’épanchait dans le sein du journaliste Biron, il lui faisait des confidences : « Tenez, je n’ai pas pris un repas en paix depuis que j’ai pris charge de Brisebois. Lorsque j’entre chez moi, j’ai l’impression de pénétrer dans une cage de bêtes fauves. Toujours des taquineries. Ne pas pouvoir oublier ses tracas un moment, c’est terrible. Je n’ai jamais le repos, jamais. Et mes enfants sont avec leur mère contre moi », ajoutait-il.

L’on traversait un interrègne dans le sport de la boxe. Le champion du monde, un Américain, s’était retiré fortune faite, abandonnant son titre qu’il ne voulait plus défendre. Les aspirants à cet honneur étaient au nombre