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LE DESTIN DES HOMMES

— Y a du monde ben malchanceux, déclara Gédéon Quarante-Sous. Je vais continuer, ajouta-t-il, et, se levant, il ramassa son chapeau qu’il avait déposé à côté de lui sur une marche du perron et reprit la route pendant que le vieux Laurin retombait à sa morne songerie.

« Tornon ! ils ne sont pas gais par ici », se dit à lui-même le vieux pèlerin, bien las, bien déçu.

Non, ce n’était pas la peine d’avoir marché sur ses vieilles jambes, de s’être tant fatigué pour apprendre que la misère est partout la même et que les hommes sont partout malheureux.

Tout en se faisant cette amère réflexion, Gédéon Quarante-Sous obliqua à droite et prit la montée des Renards. Il marcha pendant vingt minutes et, de loin, aperçut les trois grands ormes. Cette vision stimula ses forces défaillantes. « Fameux, dit-il, je vais taper un somme à l’ombre ». Il avait grande hâte d’arriver. Il faisait chaud, il avait soif et ses jambes étaient lourdes de fatigue. Boire un bon gobelet d’eau, se désaltérer et se reposer ensuite à l’ombre comme il avait fait maintes fois jadis. Il était heureux à cette pensée. Il approche, il arrive. Déception. Les grands ormes sont dans un pâturage pelé, rasé, parsemé ici et là de hautes tiges de chardons et le sol, tout autour des arbres, est couvert de larges bouses de vaches. Toutefois, la brimbale est toujours à côté du puits. Une chaudière renversée est là avec une boîte à conserves qui remplace l’ancien gobelet. Le voyageur regarde et aperçoit, flottant à la surface de l’eau, le cadavre gonflé et en décomposition d’un chien noyé. Dégoûté, désappointé, il s’éloigne. Un quart d’heure plus tard il arrivait chez le père Michel Maheu. Il le trouva assis sur une bûche devant la remise, l’air soucieux, la figure sombre, bien abattu. C’est ainsi. On s’est laissé jeune, bien portant, confiant