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LE DESTIN DES HOMMES

saient : « Bien sûr qu’elle va devenir folle. » Non, elle ne regrettait pas la décision prise par dépit mais elle envisageait l’avenir avec angoisse. Les meubles arrivèrent et ce lui fut une distraction de les installer dans le petit logis formé de trois pièces. Cependant, lorsqu’elle voyait arriver son futur mari, elle tombait dans un abattement sans nom et était prise d’une rancœur inexprimable contre la vie, car elle voyait l’homme tel qu’il était, l’homme avec qui s’écoulerait toute son existence.

C’est dans cet état d’esprit que s’écoulèrent les jours qui précédèrent le mariage. Lorsqu’elle le vit dans son habit de noces le matin de la cérémonie religieuse, elle le trouva gauche et grotesque. En elle-même elle le comparait à Lionel Desbiens et à Raymond Lafleur et elle reconnaissait qu’il n’était qu’une méchante caricature. Lorsque, à l’église, il lui fallut prononcer le « oui » fatal, elle crut un moment qu’elle allait perdre connaissance et le prêtre et l’homme qui devenait son mari l’entendirent à peine.

Au dîner qui suivit le mariage, et qui réunissait tous les parents, sœurs, frères, beaux-frères, belle-sœur, oncles, tantes, etc., le mari était placé entre sa femme et la vieille grand-mère. Soit oubli de ceux qui avaient préparé les tables, soit facétie de quelque farceur, le marié n’avait pas de fourchette. Tout aussitôt, la vieille grand-mère voulut lui passer la sienne.

— Pas besoin, pas besoin, déclara-t-il en riant. Chez nous, quand j’étais petit, on n’était pas particulier sur ce chapitre et on se tirait toujours d’affaire.

Et, ce disant, il prit sa tranche de rosbif entre deux doigts et, avec un sourire satisfait, heureux d’affirmer son caractère simple et sans prétention, il se mit à la manger à belles dents pendant que le rouge de l’humiliation et de