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VISAGES DE LA VIE ET DE LA MORT

Il se tut, pensif un moment, puis :

— Je vais vous raconter une aventure qui m’est arrivée un soir comme celui-ci, une veille de Noël, fit-il. J’étais arrivé depuis six mois de Paris où j’avais étudié la peinture pendant quatre ans. Je m’étais loué, rue Panet, un atelier qui était en même temps mon logement. Souvent le soir, après une promenade, il m’arrivait d’arrêter à un petit restaurant, rue Ontario et de manger un plat de fèves au lard. Le service était fait par une vieille femme d’environ soixante ans, aux cheveux absolument blancs, mais ayant des yeux encore très jeunes et le teint coloré. Quelques fois, lorsque les clients n’étaient pas nombreux, que l’ouvrage ne pressait pas, nous causions. À plusieurs reprises, elle m’avait demandé ce que je faisais, quel était mon métier. Je lui avais répondu que je faisais de la peinture, des tableaux, des paysages, mais comme elle ne paraissait pas comprendre clairement ce que c’était, que ces explications étaient trop vagues pour elle, je lui avais dit que je faisais des portraits, ce qui était vrai aussi, car j’avais fait celui de mon père et celui d’un ami. Ce soir-là donc, j’entrai encore dans le restaurant où elle apportait aux clients les plats de haricots, les pâtés au mouton et la sauce aux tomates. Comme nous échangions quelques phrases après qu’elle eut déposé le plat de fèves devant moi, le désir me vint là, violent, brutal, de tenir dans mes bras cette vieille femme à cheveux blancs. J’avais vingt-quatre ans. On est ainsi parfois quand on est jeune. Je lui demandai à quelle heure finissait son travail.

— À minuit, répondit-elle.

Il était onze heures et j’habitais à dix minutes de là.

— J’aimerais bien ça, faire votre portrait, lui dis-je, et si vous étiez bien gentille, vous viendriez à mon atelier. Il