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VISAGES DE LA VIE ET DE LA MORT

Finalement, il sortit.

Il s’enivra très fort, rentra tard et la nuit, dormit d’un sommeil de brute.

Il s’éveilla le lendemain les esprits sombres, moroses, pris d’un extrême détachement de toutes choses.

Comme il sortait des draps, il constata qu’il avait les pieds et les jambes très sales. Des pieds nègres. Présentement, il voulut les laver. Il déposa sur le plancher le bassin qui était sur son chiffonnier, y versa de l’eau et il y plongea craintivement le pied droit qu’il se mit à savonner et à frotter. En même temps, il songeait.

Les deux seuls êtres qu’il aimait, son fils et la fille de son hôtesse l’avaient mis de côté comme un vieux manteau usé. Il les sentait loin de lui, à jamais. Aucune sympathie, aucune affection ne lui restait en ce monde. À ses yeux, la multitude des êtres humains qui remplissait la ville n’avait pas plus d’importance que des sauterelles ou des fourmis. Il était étranger à tous leurs plaisirs, à toutes leurs aspirations, à tous leurs espoirs, à toutes leurs souffrances. Il regardait sa petite chambre sous le toit. Il en voyait la pauvreté, la laideur, la morne tristesse.

Dans le bassin dont l’eau était déjà noire, il continuait de savonner et de frotter son pied droit. Le gauche, terreux, aux orteils déformés, reposait sur le tapis rugueux, sans couleur, usé jusqu’à la corde.

Il voyait son pauvre lit de fer sans joie, ses tristes habits, pitoyables loques accrochées au mur. Il regardait ces défroques qui avaient enfermé son corps et qui étaient là vides, immobiles, mais conservant un peu, lui semblait-il, ses formes, ses attitudes. Ces étoffes qui gardaient comme le moule de sa chair, s’il partait, s’il disparaissait, ce serait un peu de lui-même, une fruste image de lui qui subsisterait-