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VISAGES DE LA VIE ET DE LA MORT

mais il fallait tout de même continuer à manger, à se vêtir, à se chauffer, à occuper une maison. Les petites économies s’étaient épuisées. Et pas d’enfants, pas de parents pour leur venir en aide. Ils avaient demandé leur admission dans un asile. On les avait acceptés. Alors, ils avaient vendu, sacrifié, leurs vieux meubles démodés, achetés lors de leur entrée en ménage et cela leur avait été extrêmement pénible.

Ils avaient été acceptés à l’asile, mais ils devaient vivre séparés. Cela était obligatoire. Dans la maison des bonnes sœurs, les règlements ne reconnaissaient pas le sacrement de mariage. Il n’y avait pas de mari et de femme. Seulement des vieux et des vieilles occupant des salles distinctes. Après avoir vécu ensemble pendant cinquante-sept ans, ils se trouvaient soudain désunis, arrachés l’un de l’autre. Sous le toit de la charité, ils vécurent des jours d’indicible misère. Ils souhaitaient mourir tellement ils se sentaient malheureux et misérables. Ils continuèrent cependant à vivre.

Trois longues années s’écoulèrent. Puis ils entendirent parler d’un hospice que l’on construisait dans leur ancien quartier, où les vieux couples seraient ensemble. Ils demandèrent à entrer là. On voulut bien les prendre et ils furent réunis. Ils eurent une chambre à eux. Jamais, leur semblait-il, ils n’avaient été aussi heureux.

Il y a maintenant dix ans qu’ils sont là. Lors de l’ouverture de l’institution, huit autres couples avaient été admis en même temps qu’eux. Sur le nombre, il n’en reste plus que trois. Maintenant, on n’en accepte plus parce que cela prend trop de place. Aussitôt que l’un des vieux époux meurt, le survivant est placé dans les salles communes et la chambre qu’il occupait disparaît pour agrandir le dortoir. Car, c’est une marée montante de miséreux,