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VISAGES DE LA VIE ET DE LA MORT

tant au passage les clous du cadre. Chacun suivait la révolution du cylindre. Antoine Le Rouge crut avoir gagné, mais la roue avança encore d’un cran avant de s’arrêter et ce fut Ernest qui se trouva à avoir le bon numéro. Pilonne prit dans son chapeau une grosse pièce de cinquante sous et la tendit au garçon.

De nouveau, Pilonne distribua les palettes.

— Cré batêche ! Le pére était chanceux. J’en prends ane pour lui, annonça Mouton pris d’une subite inspiration. Il en acheta une et la déposa sur la vitre du cercueil.

Clic, clic, clic, la roue tournait. Les regards du groupe étaient fixés sur la languette, qui était la main du hasard. Ce fut le mort qui gagna. Vrai, Mouton avait eu une heureuse idée.

Le jeu continua. Dans la nuit, près du cadavre dans sa bière, la roue tournait et l’on entendait le petit bruit sec de la languette frappant dans sa rotation les pitons de son cadre.

Pendant des heures ce fut ainsi.

Le vieux était mort depuis cinquante heures, mais dans cinquante millions de siècles il ne serait pas plus mort. Il avait pris son dernier verre de gin, il avait trotté sa dernière course, il avait conclu son dernier marché, il avait pris son dernier repas. Au matin, on l’enterrerait. Ce qui avait été Baptiste Verrouche n’était plus qu’une forme vaine, un amas de matière qui se décomposerait lentement dans le sol. Ses enfants, ses petits-enfants mangeraient, boiraient, procréeraient, pour aller ensuite à leur tour pourrir dans la terre. En attendant leur heure et celles des funérailles du père, ils buvaient du gin, ils jouaient à la