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VISAGES DE LA VIE ET DE LA MORT

— Tiens, aujourd’hui, tu vas pratiquer avec cela, fit-elle en les remettant à Luce.

Les figures ricaneuses de toutes les élèves étaient tournées vers la petite si honteuse, si humiliée qu’elle eût voulu mourir.

— Allons, au travail ! fit la sœur en retournant à son pupitre. Elle commença sa démonstration en disant aux fillettes de l’imiter, mais tout le temps, elle suivait la petite du coin de son œil gris. Tous les regards étaient fixés sur Luce qui maniait gauchement ses bâtons et sa ficelle. Les rires éclatèrent, fusèrent dans la salle. Toute la classe se tordait. Sœur Sainte Cadie riait elle-même. Tout le gras, tout le saindoux de sa figure remuait, s’agitait comme de la gélatine et de sa bouche décolorée, la bave coulait…

Au bout d’un moment, la religieuse tenta d’imposer le silence, mais son masque hilare était tel, qu’encouragé par cette attitude, les rires redoublèrent.

Et soudain, des sanglots éclatèrent, des sanglots qui secouaient une enfant infiniment malheureuse, une enfant humiliée jusqu’au tréfonds de sa chair et de son être. Son cœur se fendait. Luce s’était caché la figure entre ses mains et elle sanglotait éperdument, désespérément. Au seuil de la vie, la fillette avait reçu une blessure inoubliable, inguérissable.

Le vendredi suivant, Luce avait sa laine et ses broches. Probablement que pour économiser un billet de tramway et avoir les sous voulus pour éviter une nouvelle humiliation à son enfant, sa mère avait marché près d’une heure au froid, le matin, pour aller faire sa journée de ménage.

— En te faisant aider, tu serais capable de faire un chandail pour ta petite sœur, avait dit la mère en remettant la laine à l’enfant.