Page:Labiche - Théâtre complet, Calman-Lévy, 1898, volume 09.djvu/38

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le salon carré… Je m’étais mis en noir, c’est plus convenable… Je tournai les yeux vers le Naufrage… et qu’est-ce que j’aperçus ?… ma femme qui roucoulait devant cette grande page… et avec qui ? — ceci est comique, — avec mon notaire, maître Polydore Fragil, celui-là même, qui avait fait mon contrat de mariage !… Ils tournaient le dos, les coudes appuyés sur la balustrade… Aussitôt je fus partagé entre deux tentations bien vives… la première était d’adresser une plainte sévère à la Chambre des notaires !… la seconde… plus sanguinaire peut-être… de lui envoyer mon pied… dans la partie qu’il me présentait… C’est ce que je fis. V’lan ! Il pousse un cri, j’élève la voix, ma femme se trouve mal et les gardiens me flanquent à la porte !… Oh ! justice des sociétés modernes ! Je rentrai chez moi pour attendre la coupable… toujours en noir… comme un juge… (Gaiement.) Elle ne revint pas… Je ne l’ai plus revue… Bon voyage ! Mais j’en appris de belles sur son compte… La bonne me conta leur moyen de correspondance… Le notaire avait une canne machinée, qui se dévissait par le haut ; il y glissait ses billets doux, et, quand il voulait correspondre avec ma femme, il me disait : "Muserolle, le ciel est nébuleux, prêtez-moi donc un parapluie, je vous laisse ma canne." Et il partait. Sitôt que j’avais le dos tourné, ma femme prenait le billet, glissait sa réponse à la place, et le lendemain, elle me disait : "Muserolle, le ciel est nébuleux… va donc rechercher notre parapluie chez maître Fragil, et reporte-lui sa canne." (Avec force.) Et j’y allais !… J’étais leur messager d’amour ! Alors je fus pris d’un immense dégoût des hommes, des notaires et des choses… Je quittai Paris, ne laissant mon adresse qu’à Gargaret, mon seul ami… et j’achetai un morceau de forêt dans les Ardennes… Généralement, quand on achète une forêt, c’est pour la scier… Je montai une scierie. Je vis là-bas depuis dix ans comme un sauvage, au milieu des scieurs de long et des charbonniers… Mais, hélas !…