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BOIS-SINISTRE

ché, dis-je… Mais ! ajoutais-je, c’est presque pour rien !

— C’est « pour une chanson » comme ça se dit assez souvent, acheva M. Beaurivage en souriant. Ainsi ?…

— Ainsi, vous pouvez considérer que Bois Sinistre est vendu… à ce prix. Je vous l’achèterai, aussitôt que j’aurai pu visiter la maison et le terrain qui l’entoure, énonçai-je.

— Vous avez vraiment l’intention d’acheter cette propriété, Mme Duverney ? me demanda Mlle Brasier.

— Oui, vraiment, et je sais que je ne regretterai pas.

— Je l’espère… pour vous, murmura ma compagne, que le récit de la tragédie attachée à Bois Sinistre avait beaucoup impressionnée.

— Quand pourrai-je visiter la maison ? demandai-je.

— Cet après-midi, si vous le désirez, me fut-il répondu.

Bref, trois semaines après ma visite au bureau de M. Beaurivage, j’étais installée dans ma nouvelle propriété : ma compagne, Mlle Brasier, ne m’avait pas quittée, inutile de le dire.

Prospérine et Zeus m’avaient accompagnés, eux aussi, car, quoiqu’ils eussent été très attachés aux Pelouses-d’Émeraude et que le nouveau propriétaire de ce « domaine » eut offert de les garder tous deux, ils avaient refusé de quitter mon service.

— Vous le pensez bien, Madame, nous ne songeons pas à vous quitter, m’avait dit Zeus, quoique nous soyons très attachés aux Pelouses-d’Émeraude. Prospérine et moi, et que Bois Sinistre… eh bien, on ne peut nier que votre nouvelle propriété soit un endroit… étrange… sinistre… elle a bien mérité d’être nommée ainsi, je crois.

— Allons donc, Zeus ! répondis-je. Allez-vous vous arrêter aux racontars… aux légendes qui ont été tissées autour de Bois Sinistre à présent ?… Je voudrais bien que vous…

— Je vais vous dire, Madame, dit Zeus, ce petit bois… il est hanté, pour sûr ! Même les chevaux refusent de s’en approcher ; de fait, ils ne s’en approcheraient pas, quand on les fouetterait à mort pour les y conduire. Ils restent là, plantés sur leurs quatre pieds, sans bouger, ou bien, ils reculent, effrayés et renâclant très fort… Non, rien, rien ne pourrait forcer les chevaux de s’aventurer sous les sapins du bocage, Madame !

— Quel est ce… ce conte que vous me racontez là, Zeus ? demandai-je, feignant d’en rire.

— Ce n’est pas un conte, Madame, je vous l’assure ! Les chevaux ont peur du petit bois de sapins ; voilà !

— Maintenant, écoutez-moi bien, Zeus ! fis-je d’un ton impatienté. Ne bâtissez pas de légendes, ou choses de ce genre, sur Bois Sinistre, hein ? Vous me déplaisez excessivement si vous me désobéissez en cela.

— C’est bien, Madame, je vous obéirai, dit Zeus.

— Et répétez cet ordre à Prospérine, s’il vous plaît.

— Je n’y manquerai pas… car Prospérine est… bleue de peur, depuis que nous sommes rendus ici, répondit Zeus en riant.

— C’est bien ridicule ! dis-je, en haussant les épaules.

Mais pour dire l’entière vérité, j’étais convaincue moi-même qu’il y avait quelque chose d’étrange, en ce qui concernait le petit bois. Zeus n’avait exagéré en rien, après tout, car, ni les chevaux, ni Bravo ne voulaient en approcher. Par exemple : notre chien donnait la chasse aux chats étrangers qui osaient se risquer sur le promontoire, mais si son gibier s’approchait des sapins, il s’arrêtait net et rien au monde ne l’eut engagé à le poursuivre plus loin ; il se contentait de geindre, de hurler même parfois, et c’est tout. Pour s’aventurer dans le bocage, il fallait que Bravo fut accompagné de Mlle Brasier ou de moi.

Une chose me peinait beaucoup cependant : j’aime les oiseaux à la folie, surtout les belles grives ; eh ! bien, jamais nous ne voyions d’oiseaux voltiger sous les sapins ; jamais ils ne se perchaient sur les branches de ces arbres pour y chanter, jamais ! J’avais fait faire une belle grande maison, expressément pour les oiseaux, et je l’avais fait placer au bout d’un long poteau, tout près du bois, dans l’espoir d’y attirer les grives, les chardonnerets, et autres chantres ailés… mais ce fut en vain que je pris cette peine. Les oiseaux, en grande quantité, voltigeaient au-dessus de la maison que j’avais fait construire pour eux, mais jamais ils ne s’y arrêtaient, jamais ils n’y entraient, je dus donc faire transporter la maison des oiseaux dans la forêt de fougères.