dérablement… et ce quelque chose se rapporte au portrait de votre ancêtre, j’en suis sûre… Ne me direz-vous pas ce qui vous égaie tant ?
— À quoi bon ! répondis-je. Vous découvrirez bien vite ce qui en est, ajoutai-je, riant de grand cœur, cette fois.
Je savais si bien la surprise… pas du tout agréable, qui attendait ma compagne ; une surprise concernant le portrait de mon ancêtre ; je pressentais aussi que Mlle Brasier perdrait beaucoup de son enthousiasme pour le chef-d’œuvre en question, et cela sous très peu.
XXIII
LES YEUX DE MON ANCÊTRE
Les jours qui suivirent furent remplis d’occupations de toutes sortes, pour Mlle Brasier et moi. Les cartes d’invitation pour l’inauguration de notre studio ayant été imprimées, il nous avait fallu les adresser, ce qui n’était pas une petite affaire, car nous ne voulions oublier personne. Nous avions donc passé toutes nos veillées dans la bibliothèque, à feuilleter le bottin du village et à adresser des cartes.
Une fois notre tâche accomplie, à notre entière satisfaction, nous nous remîmes à veiller dans la salle d’entrée, qui était notre pièce favorite.
Un soir, j’étais à mettre les dernières touches à un dessin, pris d’après nature, tandis que Mlle Brasier tricotait une paire de bas pour Prospérine. Nous étions dans la salle d’entrée, que nous allions nommer le studio, dorénavant ; chacune de nous travaillait silencieusement, et toute la longueur de la pièce nous séparait l’une de l’autre.
Soudain, je vis Mlle Brasier lever les yeux sur son tricot et fixer le portrait de mon ancêtre, lequel, je l’ai dit déjà, avait été suspendu au-dessus de la cheminée et faisait face à la porte d’entrée. Longtemps, ma compagne resta le regard fixé sur le portrait, puis, se levant, elle s’avança jusqu’au milieu du studio, s’arrêtant devant la peinture en question, après quoi, elle vint se placer debout en arrière de la chaise sur laquelle j’étais assise. Jugeant par l’expression de son visage, je compris que Mlle Brasier était fort perplexe… ou effrayée.
Du coin de l’œil, j’avais suivi tous les mouvements de la vieille demoiselle ; la surprise, prévue d’avance d’ailleurs, se lisait clairement sur ses traits et cela ne manqua pas de m’amuser quelque peu.
— Mme Duverney, me dit-elle, d’une voix basse mais tremblante, tandis que, de l’index, elle montrait le portrait, votre ancêtre… elle me suit des yeux, partout où je vais !
— Oui, je sais, Mlle Brasier, répondis-je, riant d’un bon cœur, et c’est à cause de cela que je déteste tant ce portrait…
— À cause de cela ?…
— Oui, à cause de cela ; n’est-ce pas assez ?… Ces yeux qui nous suivent partout, c’est vraiment… sinistre, je trouve.
— Ainsi, ce ne sont pas seulement mes mouvements à moi qu’elle suit ainsi ?
— Mais, non ! m’écriai-je en éclatant de rire. (Pouvait-on être si… naïf) !
— Alors, comment se fait-il…
— Cela dépend de la manière dont le portrait est peint, tout simplement, expliquai-je. J’ai vu de semblable peintures déjà, dans les musées, et je me souviens que dans la chapelle du couvent où j’ai reçu mon instruction, il y avait l’image d’une sainte, dont les yeux nous suivaient sans cesse ; c’était une peinture à l’huile, une grande peinture, dans un grand cadre, celle-là aussi. Les yeux de la sainte (une Sainte Cécile, je crois) était bleus et très doux ; tout de même, si par hazard, je me trouvais seule dans la chapelle pour quelques instants, ces yeux m’effrayaient à un tel point, que je me cachais le visage dans mes mains afin de ne pas les voir.
— Oh ! Ces yeux si durs, si méchants ! s’exclama Mlle Brasier en désignant le portrait de mon ancêtre. Ils m’énervent… ils m’effraient !
— Je ferai enlever cette peinture, dès demain, Mlle Brasier, dis-je.
— Non ! Non ! s’écria-t-elle. Il faut que je surmonte cette névrosité, Mme Duverney, car, en fin de compte, ce n’est que de l’enfantillage de ma part.
— Tout de même, je renverrai mon ancêtre dans le grenier, fis-je en souriant. Pourquoi garder cette peinture ici, d’ailleurs ?
— N’en faites rien, je vous prie… pas à cause de moi, dans tous les cas. Le fait est que je suis en passe de devenir un tant soit peu superstitieuse, depuis quelque temps