tard, dans un magasin ; mais elle n’était pas seule ; une sorte de duègne l’accompagnait. J’appris, plus tard que la duègne était une cousine éloignée et pauvre de M. Tourville. Mlle Arabella Tourville ; c’était là son nom : on l’appelait « Miss Bella » généralement.
Miss Bella était payée généreusement par son cousin riche pour veiller sur Béatrix… et surtout pour la surveiller.
Nonobstant la présence de la cousine duègne cependant, aussitôt que j’aperçus Béatrix, je m’approchai du comptoir auprès duquel elle était assise et je lui demandai :
— Comment vous portez-vous, Béatrix ?
— Ô Madame ! s’écria-t-elle. Que je suis heu…
Elle se tut subitement : ses yeux venaient de rencontrer ceux de Miss Bella.
— Vous avez été malade, n’est-ce pas, chère enfant ? demandai-je, car, la voyant de près, je m’aperçus qu’elle avait beaucoup maigri.
Je vis trembler ses lèvres, comme si elle eut une envie de pleurer : je vis aussi ses yeux me regarder tristement, comme s’ils eussent voulu implorer mon aide ou ma pitié.
Je fis un signe à Mlle Brasier, que celle-ci comprit, car elle s’approcha de Miss Bella et se mit à lui parler… du temps qu’il faisait.
— Madame ! Madame ! murmura Béatrix. Oh ! Si vous saviez ! Si vous saviez !
Des larmes coulaient sur ses joues… elle cacha son visage dans ses mains amaigries et tremblantes… je l’entendis sangloter et je faillis sangloter moi-même.
— Qu’y a-t-il, ma pauvre chère enfant ? demandai-je. Que vous a-t-on fait ? Dites-le moi ! Dites vite !… Je vois bien qu’il y a quelque chose d’anormal… de tragique plutôt… Il y a de la tragédie dans vos yeux, Béatrix…
— Madame ! Madame ! murmura de nouveau la pauvre enfant.
— Ne me direz-vous pas ce qu’il y a ? Peut-être pourrais-je vous aider ?… qui sait ?… Rocques…
Mais Miss Bella venait de se joindre à nous, et je n’osai plus dire un seul mot, sachant bien qu’elle était là, cette vieille demoiselle, comme une sorte de détective et qu’elle répéterait tout à son cousin… Et Dieu sait ce que cet homme pourrait inventer, pour punir sa fille !
— Hâtons-nous, Béatrix ! fit Miss Bella. Nous sommes en retard, et votre père n’aime guère à attendre, comme vous le savez… Au revoir, Mesdames ! ajouta-t-elle, puis elle entraîna (traîna presque) Béatrix hors du magasin.
Je fus prise d’une affreuse envie de pleurer ; vraiment, c’est à grand’peine que je me contins ; pour un rien, j’aurais versé des larmes, devant tout le monde, toutes les pratiques qui envahissaient le magasin, Mlle Brasier était rouge comme une pivoine ; je compris que, elle aussi, elle allait pleurer.
— Cette pauvre, pauvre enfant ! s’exclama-t-elle, aussitôt que Béatrix eut quitté le magasin.
— Je suis fermement convaincue d’une chose, dis-je à ma compagne : c’est qu’on la maltraite, qu’on la martyrise, d’une manière ou d’une autre.
— Ô ciel ! Vous ne croyez pas cela, sûrement !
— Je le répète, j’en suis fermement convaincue !
Nous ne parlâmes que de Béatrix toute la veillée. Mais c’est en vain que nous l’attendîmes ; elle ne vint pas.
Le temps s’écoulait assez vite, malgré tout. Le printemps était arrivé, le beau printemps, et Bois Sinistre était redevenu un véritable Éden. Les arbres bourgeonnaient, les fleurs s’épanouissaient, les oiseaux chantaient, une brise douce et légère soufflait à travers les sapins du petit bois.
Un après-midi (on était au 25 mai, je m’en rappellerai toujours) Mlle Brasier et moi nous étions à lire dans la bibliothèque, lorsque nous aperçûmes Zeus sur L’Avenue des Cèdres : il revenait du village et il nous apportait notre courrier. Il y avait deux lettres, puis le journal du matin.
Les lettres n’avaient pas grande importance ; donc, je dépliai le journal, une feuille publiée à J… et connue sous le nom de « Le Babil ».
Assez indifféremment, je parcourus des yeux les colonnes du journal…
Soudain, une annonce attira mon attention… Je la lus, une fois, deux fois, trois fois, puis je m’écriai :
— Oh !… C’est horrible, horrible !
— Qu’est-ce donc, Mme Duverney ? demanda Mlle Brasier. Qu’est-ce qui est hor-