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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

La fille du millionnaire déposa un billet de banque dans la main de l’aveugle, puis, afin d’enlever à celle-ci la chance de refuser son argent, elle tourna vivement sur son talon et se disposa à continuer son chemin. Mais son compagnon n’était pas encore prêt à la suivre.

— Savez-vous, Mlle Annette, dit-il en souriant, ce que Mme Francœur m’a dit, hier, à propos, de vous ?

— Non, je ne sais pas. Qu’a-t-elle donc dit ? demanda en souriant la jeune fille. Rien de bien mal, j’en suis certaine, ajouta-t-elle.

— Elle m’a dit qu’il y avait « des siècles et des siècles » qu’elle ne vous avait pas vue.

— Cette bonne Mme Francœur ! s’écria Annette.

— Elle se propose de venir « vous jaser » bientôt ; « pas plus tard que lundi », paraît-il.

— Dites-lui s’il vous plaît à Mme Francœur, M. Ducastel, que je serai, oh ! très heureuse de causer avec elle.

— Je lui transmettrai fidèlement votre message.

— Je vous remercie !

— Au revoir, Mlle Annette !

— Au revoir. M. Ducastel !

Luella eut l’occasion de regretter d’avoir parlé si durement et si… indélicatement à la jeune aveugle car la physionomie d’Yvon exprimait un mécontentement excessif. Les sourcils froncés, un pli au front, il ne proférait pas un seul mot. Quelle stupide inspiration elle avait eue d’agir comme elle venait de le faire ! Il était de toute évidence qu’Annette était la protégée, l’idole, en quelque sorte, de tous les citoyens de W…

Mais, aussi, quelle affaire avait une personne affligée comme l’était Annette d’être si belle… si belle, que c’en était vraiment extraordinaire ? Ah ! C’était là assurément, le hic pour cette pauvre Luella.

Mais il lui fallait dire quelque chose, afin d’essayer de dérider son compagnon, car, en fin de compte, c’était bien ridicule de se promener ensemble ainsi, dans les rues de la ville, sans se dire un mot.

— Elle est bien belle cette jeune aveugle ! se risqua-t-elle de dire. Ne trouvez-vous pas, M. Ducastel ?

— Elle est douce, charmante et gentille aussi, répondit froidement Yvon.

C’était un coup direct celui-là et elle le comprit ; elle, Luella, n’avait été ni douce, ni charmante, ni gentille, tout à l’heure.

Elle fit donc de son mieux pour se rendre intéressante ; elle dit même des choses assez spirituelles, qui finirent par faire sourire son compagnon. Non pas que Luella fut vraiment brillante ; même, il y avait des moments où sa physionomie était dépourvue de toute expression ; on eut dit, en ces occasions, qu’elle ne pensait à rien, ou bien, qu’elle ne comprenait pas très bien ce qui se disait autour d’elle. Yvon avait été témoin de l’une de ces… crises, la veille ; au beau milieu de la conversation, la jeune fille s’était tue et son visage, pendant quelques instants, avait totalement changé. « Eh ! bien, Luella » ! s’était écrié Richard d’Azur, et quoiqu’il eut souri en disant cela, notre ami avait cru comprendre qu’il était inquiet, ou peiné… Sans doute, Mlle d’Azur était distraite.

Dans tous les cas, elle sut intéresser Yvon, en ce jour dont nous parlons. Elle paraissait être au courant de tant de choses, qui, ordinairement, n’intéressaient guère les jeunes filles. Certainement que Mlle d’Azur était une personne fort bien renseignée, sur tous les sujets ; elle avait dû recevoir une instruction hors ligne.

Et Luella, ayant ou la satisfaction de voir disparaître les nuages obscurcissant le visage de son compagnon, se dit, en se rendant dans la salle à manger, ce soir-là :

— Qu’il m’aime d’amitié d’abord… l’amour viendra ensuite !

Pauvre illusionnée !

Oui, Luella d’Azur était encore à l’âge des illusions.

Et Annette ?…

Après le départ de Luella et d’Yvon, elle n’avait pu retenir ses larmes. Ne voulant pas être vue par ceux qui passaient, et qui n’auraient pas manqué de s’enquérir de la cause de ses pleurs, elle résolut de s’en retourner chez elle.

Au moment de partir cependant, elle entendit un bruit qu’elle connaissait bien : celui des béquilles de Ludger Poitras, un pauvre malheu-