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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

tes, ses doigts s’ouvrant et se refermant, regardait partir celui qui tenait entre ses mains la destinée de Luella.

— Heureusement que tu m’as avertie, misérable avorton ! murmurait-elle, à l’adresse de celui qui venait de les quitter, car je t’aurais étranglé de mes dix doigts… oui, étranglé comme un chien !

Luella eut une véritable crise de désespoir lorsque son père lui annonça ce qui venait de passer. Il dut aussi lui faire part de la promesse qu’il avait été dans l’obligation de faire à Jacobin, pour le lendemain soir.

— Comment ! Il va venir ici ! Et vous vous attendez à ce que je le reçoive ? Jamais ! Non, jamais !

— Il le faut, ma pauvre enfant, répondit Richard d’Azur.

— Ah ! père, fit-elle, il y a des moments où je vous maudis !

— Ma fille ! Ma fille ! cria-t-il, blessé au cœur.

— Depuis ce jour où, là-bas, sur la Route Noire, j’ai appris, par une conversation entre deux étrangères, ce que je pouvais attendre de la vie…

— Tais-toi ! Je t’en prie, Luella, tais-toi !

C’était de ne pas me donner une si complète instruction et une éducation qui a eu pour effet de m’inculquer des goûts qui…. que…

— Ne me reproche pas ce que j’ai fait pour toi, mon unique enfant ! dit Richard d’Azur, tandis que des larmes inondaient son visage.

— Si vous m’aviez laissé grandir et vieillir comme… comme les gens de notre entourage, c’eût été préférable.

— Jamais ! Jamais ! J’ai fait pour le mieux, Luella. Ô ma fille chérie, je t’en supplie, ne me fais plus de reproches !

— N’en parlons plus alors… Mais pouvez-vous être étonné que je sois malheureuse et toujours sur le qui-vive depuis… depuis que je sais… ce que je sais ?

— Pauvre, pauvre Luella ! se disait Richard d’Azur, lorsqu’il eut quitté la présence de sa fille. Ce qu’elle sait la rend si malheureuse… ce qu’elle ne sait pas… et ne saura jamais, la tuerait !… J’ai hâte maintenant qu’elle soit mariée… Si, plus tard, son mari découvrait ce que nous tenons tant à lui cacher, il n’y pourrait rien… Je le connais assez d’ailleurs mon futur gendre pour savoir qu’il traiterait sa femme avec bonté… envers et malgré tout… Et puis, s’il découvrait quelque chose, il aimerait mieux mourir, probablement, que de faire part de sa découverte à qui que ce fut.

Yvon veilla avec sa fiancée, ce soir-là. Luella était encore un peu malade mais elle se montra charmante envers celui qu’elle aimait. Lorsqu’il lui annonça que, le lendemain soir, il serait obligé de travailler, elle se contenta de lui dire en souriant :

— Encore huit jours Yvon, et nous ne nous séparerons plus.

— Chère Luella ! répondit-il, ému malgré lui. J’espère que je saurai vous rendre la vie riante et belle.

 

Le lendemain soir, à sept heures, Jacobin sonnait à la porte d’entrée de la demeure des Francœur.

 

Au même instant, par la porte de côté de la même demeure, entrait Annette l’aveugle, tenant en laisse son chien Guido.

 

Et tandis que Jacobin était introduit dans la chambre de Luella, où celle-ci l’attendait, en compagnie de son père, Annette pénétrait dans la cuisine, pour y attendre Mme Francœur, avec qui elle avait un rendez-vous.


Chapitre XII

À LA MERCI DE SALOMÉ


Par grande exception, Annette n’était pas retournée chez elle, ce soir-là. Ce que son grand-père en penserait elle ne le savait pas ; ce qu’il dirait, ce qu’il ferait, à son arrivée à la Maison Grise, le lendemain soir, elle n’osait trop y songer.

La raison pour laquelle la jeune aveugle encourait ainsi le courroux de son grand-père, en restant à W… ce soir-là, c’était qu’il avait été convenu entre elle et Mme Fran-