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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

— Ah ! Ducastel ! s’écria Calixte Rhantîer. Venez-vous faire la partie de cartes ce soir, comme d’habitude et à l’endroit habituel ?

— Impossible pour ce soir, Rhantier, répondit Yvon. J’ai de l’ouvrage à faire et…

— C’est regrettable… J’ai presque promis à Broussailles que vous seriez des nôtres.

— Une autre fois… commença Yvon.

— En attendant, voudriez-vous me rendre un service ?

— Si je le peux… Qu’est-ce ?

— Voici : Patrice Broussailles doit venir me chercher, ici ; or, moi, je suis obligé de sortir immédiatement après le souper… Si vous le voyez (Broussailles, je veux dire) voudriez-vous lui dire de ne pas m’attendre ; que je le rejoindrai, à l’auberge, entre neuf et dix heures ?

— Je ferai votre message, Rhantîer… si je vois Broussailles, bien entendu.

— Merci, mon bon ! répondit Calixte. Voyez-vous, reprit-il en riant, il est si bête ce pauvre Patrice ! Il serait capable de s’installer dans ma chambre et m’y attendre… indéfiniment, s’il ne savait pas que je dois le rejoindre, à l’auberge.

— Oui ! Oui ! dit Yvon vivement et d’un ton légèrement impatienté, pour répondre quelque chose, car il n’avait prêté qu’une attention distraite à ce que Calixte venait de lui dire, étant lui-même si occupé et si préoccupé de ses propres affaires. (Pourtant, pauvre Yvon ! il eut été dans son intérêt peut-être d’être moins distrait.)

Une fois rendu dans sa chambre. Yvon ferma la porte à clef ; de plus, il prit la précaution de jeter une serviette sur la poignée, afin de s’assurer qu’aucun regard indiscret ne pénétrât chez lui. Il baissa les stores des fenêtres, les épinglant à la boiserie, après quoi, avant enlevé son pardessus et son habit, il les jeta sur le lit : il allait compter, sans perdre un instant, l’argent qu’il s’était approprié…

— Ciel ! Ô juste ciel ! s’écria-t-il, lorsqu’il eut compté les billets de banque qu’il avait en sa possession. Il y a là dix-neuf mille deux cents quarante-six dollars !… Que faire ? Ô mon Dieu, que faire ?… J’étais loin, bien loin de me douter que j’avais pris une somme aussi considérable ; que je pataugeais au milieu des billets de cent et de mille !

Il tomba assis sur son lit et il s’épongea le front de son mouchoir, car une transpiration glacée coulait sur son visage.

— Dix neuf mille deux cents quarante-six dollars ! ne cessait-il de répéter. Que vais-je faire avec tout cet argent, et quel vol affreux j’ai commis !

Tout à coup, il se leva de son lit ; il venait de prendre une résolution : celle de fuir. Un train partait pour l’ouest à onze heures vingt minutes ; il le prendrait… et il s’en irait… à l’autre bout du continent… là où on ne songerait jamais à le chercher… Oui. il allait partir, cette nuit même ! Il serait déjà loin, lorsque le vol serait découvert, le lendemain matin !

Fébrilement, il se mit à entasser du linge dans une petite valise à main, qu’il trouva dans une armoire…

— Mais l’argent ?… Les dix-neuf mille deux cents quarante-six dollars… qu’en ferai-je ?… Je ne peux pas en bourrer les poches de mon habit et de mon pardessus, bien sûr ! Ce serait commettre une bien grave imprudence… ce serait risquer ma vie… Si quelque malfaiteur découvrait, par hasard, que je suis porteur d’une pareille fortune, ma vie ne vaudrait pas cher ensuite !

Il lui vint une idée : dépliant un journal, qu’il prit sur sa table de travail, il l’ouvrit tout grand, et dedans, il enroula les billets de banque ; autour de ce rouleau il mit tout simplement une large bande élastique puis il plaça le tout dans le fond de sa valise, sous son linge.

Certes, quand même Yvon se verrait obligé d’ouvrir sa valise, dans le wagon ou ailleurs, et quand même on y verrait ce paquet de journaux, on serait bien loin de se douter de son contenu.

Il venait de fermer sa valise à clef, lorsque sonna la cloche annonçant le souper. Souper ?… Il n’avait certainement pas faim… D’ailleurs, il ne quitterait pas sa