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Page:Lacerte - L'homme de la maison grise, 1933.djvu/70

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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

temps que ses yeux s’emplissaient de larmes. Laissez-moi oublier… pendant toute cette journée…

— Vous avez raison, chère enfant ! fit-il. Jouissons du bonheur d’être ensemble et oublions que demain vous reprendrez votre joug…. Pauvre, pauvre Annette !

— Tenez ! Je vais vous jouer quelque chose, si vous voulez me conduire au piano, dit-elle, comme pour changer leurs pensées par trop sombres, à tous deux. Cela vous va-t-il ?

— Cela me va tout plein, je vous l’assure ! répondit Yvon.

Elle l’avait dit elle-même, elle n’était pas ce qu’on est convenu d’appeler une musicienne ; mais elle jouait joliment de simples sonates, de douces berceuses, d’entraînantes valses, qu’elle avait composées, ou bien qu’elle avait entendues et qu’elle exécutait par oreille. Elle chanta aussi quelques romances, puis elle entonna un Ave Maria, dont elle avait composé la mélodie.

— Bravo ! Bravo !

Ces exclamations avaient été faites par deux voix distinctes : l’une d’elles était celle de Lionel Jacques ; l’autre était inconnue de la jeune aveugle.

— N’est-ce pas. M. le Curé, qu’elle chante admirablement notre petite amie ? demanda Lionel Jacques.

— Certes ! répondit le curé de la Ville Blanche, car c’était lui qui venait de pénétrer dans le salon, en compagnie du maître de la maison.

Yvon s’approcha de la jeune fille et il la conduisit auprès du prêtre.

M. le Curé, dit-il, je vous présente Mlle Annette… Mlle Annette, ajouta-t-il, voici M. le Curé Prince, dont je vous ai parlé déjà, en maintes occasions.

— Je suis heureux de faire votre connaissance, pauvre chère enfant, fit le curé.

Ses yeux se posèrent gravement et longuement sur la jeune fille ; si gravement, si longuement, que celle-ci finit par le pressentir, sans doute et elle se sentit mal à l’aise. Elle pâlit et rougit tour à tour, puis son regard s’abaissa sous celui du prêtre.

Le curé, s’apercevant soudain de la fixité de son regard, se hâta de dire, comme pour faire oublier à Annette la gêne qu’elle avait éprouvée et dont il était cause :

— C’est un bien bel Ave Maria que vous venez de chanter, Mlle Villemont ; c’est la première fois que je l’entends.

— C’est Mlle Villemont qui en a composé la mélodie, M. le Curé, répondit, un peu froidement, Yvon.

Notre jeune ami n’avait pas aimé le regard quelque peu scrutateur du prêtre tout à l’heure… Est-ce que, par hasard, le curé trouvait à redire parce que Annette était en visite au Gîte-Riant… chez M. Jacques ?… Est-ce qu’il considérait qu’il y avait quelque chose d’inconvenant dans sa présence sous le toit d’un homme assez âgé pour être son père ?… Vraiment, ce serait par trop ridicule !… Dans tous les cas, pour le moment, Yvon se sentait fort mécontent.

— J’aimerais à vous entendre chanter dans notre église, Mlle Villemont, reprit le prêtre. Lors du baptême de notre clocher… le 29 juin…

— Voilà qui serait magnifique par exemple ! s’écria Yvon, remis de bonne humeur, du coup. J’ai parlé à Mlle Annette de la bénédiction de la cloche ; même je lui ai demandé d’être marraine… avec moi pour parrain, s’entend.

— Et j’ai accepté, acheva Annette. C’est-à-dire, se reprit-elle, si je le peux… si rien ne survient pour m’en empêcher…

— Vous demeurez à la Maison Grise, n’est-ce pas ?

— Oui, M. le Curé… Mais…

— Je sais ! Je sais ! Vous ne voulez pas que ce soit généralement connu que vous demeurez là. Ne craignez rien ; je suis seul à la Ville Blanche à le savoir… à part de M. Jacques et M. Ducastel, je veux dire, et je serai discret comme la tombe.

— Vous connaissez la Maison Grise, M. le Curé ? demanda Annette.

— Oui. J’y suis allé déjà… il doit y avoir de cela près de vingt-cinq ans… Y a-t-il longtemps que votre grand-père habite là ?

— Depuis une vingtaine d’années, m’a-t-il dit.

— Est-ce là que vous êtes née ?