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L’OMBRE DU BEFFROI

cicatrices, souvenirs de ce feu. Vous le savez, M. Henri, j’ai insisté pour que nous ayons, autour du Beffroi un système moderne d’arrosage

— Ah ! je comprends ton idée maintenant ! Tu as bien fait d’insister ! Mais, peut-être pleuvra-t-il demain ; le malheur redouté serait ainsi écarté.

— Espérons-le M. Henri, espérons-le ! dit V. P.

Arrivé dans sa cambre à coucher, Henri Fauvet sortit sur le balcon en fer forgé et jeta les yeux dehors. Tout était d’un calme absolu, un de ces calmes qu’on ne peut concevoir même, à moins d’en être témoin. Le firmament, tout constellé d’étoiles, semblait sourire à la terre et lui promettre une nuit paisible. Une légère brise faisait à peine ployer les arbres, et la Rivière des Songes fredonnait comme une douce berceuse.

Quoique peu rassuré, Henri Fauvet commença ses préparatifs pour se mettre au lit. Il y avait toujours une lampe au verre dépoli qui brûlait dans le corridor, toute la nuit. Le propriétaire du Beffroi n’allumait que très rarement la lumière dans sa chambre à coucher ; celle du corridor lui paraissant suffisante. Il ne fermait jamais sa porte, pour dormir, car il aimait, disait-il, à avoir connaissance, lorsqu’il s’éveillait, de ce qui se passait dans la maison.

Oh, ce soir-là, au moment de se coucher, il crut entendre un léger bruit, dans le corridor. Il s’avança sur le seuil de sa porte et écouta… Oui, il y avait du bruit… Un bruit étrange… comme un frôlement sur le plancher… C’était près de l’escalier montant au grenier… Il irait voir ce qu’il y avait !…

Soudain, il eut une exclamation étouffée et ses yeux s’agrandirent démesurément… À l’autre extrémité du corridor, il venait d’apercevoir la plus singulière chose !… Est-ce qu’il rêvait ?… Non, il était parfaitement éveillé, et ce qu’il voyait, c’était bien un moine… Un moine, à la robe de bure, retenue à la taille par un cordon… Un moine, dont le capuchon rabattu cachait complètement les traits…

— L’Ombre du Beffroi ! murmura Henri Fauvet.

Allait-il rester là, figé, et se laisser envahir par la peur ?… Non ! Il irait à la poursuite de cette ombre, sans perdre un instant !

Il s’élança dans le corridor. Mais, au premier mouvement qu’il fit, le moine disparut.

Sans qu’il s’en rendit compte, une sueur froide pointa au front de Henri Fauvet. Tout de même, s’emparant de la lampe du corridor, il gravit l’escalier, il parvint au grenier ; il monta même dans le beffroi… Nulle part il ne revit l’apparition…

— L’Ombre du Beffroi ! répéta-t-il. C’est donc vrai que cette ancienne abbaye est hantée ?

Ses recherches ayant été vaines, il retourna dans sa chambre, puis, s’étant mis au lit, il finit par s’endormir.

Il dormit pendant deux ou trois heures peut-être. Ce qui l’éveilla brusquement, ce fut la cloche du Beffroi, sonnant à toute volée. Ce n’était pas le tintement lent produit par le vent, cette sorte de glas du bronze, oscillant sur ses supports, cette fois. Non. La cloche, comme mue par une main puissante, faisait vibrer toute la maison.

Aussitôt, Henri Fauvet fut debout. Il courut à sa fenêtre, car sa chambre lui parut être éclairée comme en plein jour ; la calamité pressentie par Raymond Le Briel avait fondu sur le district : ses forêts étaient en feu !

À ce moment, Mme Emmanuel arriva dans le corridor, et, toute affolée, elle se mit à crier ;

— Au feu ! Au feu !

En un clin d’œil, Marcelle, Dolorès et les domestiques furent sur pied.

— Au feu ! Au feu ! ne cessait de crier Mme Emmanuel.

— C’est un feu de forêt ! dit Dolorès.

— Alors, que Dieu ait pitié de nous ! s’exclama Rose.

— Mais, qui donc sonne la cloche ainsi ? demanda Marcelle.

— Tiens ! C’est bien vrai ! fit Dolorès. Nous sommes tous ici… Qui donc sonne la cloche, dans le beffroi ?

— Je… Je ne… sais pas… balbutia Henri Fauvet.

— C’est l’Ombre du Beffroi ! s’exclama Marcelle. L’ombre du moine ! Père, j’ai peur !

— Voyons, Marcelle, je t’en prie ! dit Henri Fauvet. Je vais aller voir ce qui se passe, là-haut, et…

— Non ! Non, père ! N’y allez pas ! cria Marcelle.

Tout à coup, la cloche cessa de sonner ; mais, au loin, le feu semblait redoubler de furie.

— V. P., dit Henri Fauvet, va vite atteler les chevaux au fourgon ; j’irai prêter secours, si je le puis. Cyp, ajouta-t-il, tu m’accompagneras, et je te charge, V. P., de veiller sur le Beffroi et celles qu’il contient, durant mon absence.

La cloche de la porte d’entrée sonna. Henri Fauvet alla ouvrir, et il se trouva en présence de Raymond Le Briel.

— J’ai entendu sonner la cloche du Beffroi, M. Fauvet, dit-il, et je savais que vous étiez debout. Je m’en vais sur le lieu du sinistre, afin d’essayer de porter secours.

— Je vous accompagne, Le Briel !

— Oh ! père ! pleura Marcelle, qui venait d’accourir. Le danger…

— Au revoir, ma toute chérie ! répondit Henri Fauvet, en pressant sa fille sur son cœur. Au revoir, Dolorès ! ajouta-t-il. V. P., encore une fois, je te confie la garde de toutes… Mme Emmanuel, Rose, tenez tout prêt, pour le cas où nous vous ramènerions des blessés !

Ce-disant, Henri Fauvet alla rejoindre Raymond, qui, lui aussi, avait fait atteler des chevaux à son fourgon, et bientôt, tous deux se perdirent dans la nuit.


CHAPITRE V

LA CITÉ DU SILENCE


Trois jours durant sévit le feu, détruisant tout sur son passage. Le quatrième jour, une pluie torrentielle tomba, et pendant huit jours, il plut « à boire debout » pour nous servir d’une expression populaire.

Henri Fauvet, Raymond Le Briel, le Docteur Carrol et Karl Markstien se dévouèrent, jour et nuit, portant secours, autant qu’il leur était possible de le faire, recueillant, dans leurs fourgons, plus d’un malheureux, plus d’une malheureuse qui, fous de peur, essayait de