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Marcelle, à son premier bal, et aussi des événements dont ce bal fut parsemé, nous nous voyons obligés de ramener nos lecteurs à dix-neuf ans en arrière ; c’est regrettable, sans doute ! Nous y sommes contraints cependant, pour la clarté de ce récit.


CHAPITRE II

une idylle champêtre


Henri Fauvet était ingénieur civil.

Quand il était sorti de l’Université de Québec, il y avait dix-neuf ans, il ne se trouvait pas dans la position de tant d’autres qui, leur brevet en poche, risquent de mourir de faim. D’abord, il possédait une petite fortune personnelle (oh ! pas grand chose, sans doute) mais assez pour subvenir à ses besoins. Ensuite, une expédition d’ingénieurs allait partir pour le nord de la province d’Ontario, très loin, dans le Nipissingue, et cette expédition avait retardé son départ de huit jours afin d’attendre le nouvel ingénieur, car il allait y prendre part.

Ils étaient trois amis qui partaient ensemble : d’abord, Henri Fauvet, puis Émile Archer, puis Dolor Lecoupret, le père de Dolorès, dont la femme venait de mourir.

Henri Fauvet était accompagné de son domestique Vincent-de-Paul Huard, que Henri nommait : « V. P. » tout court. V. P. était tout dévoué à son maître, qu’il servait depuis dix ans déjà ; il n’aurait pas songé à le quitter, quand même Henri aurait résolu de se rendre au pôle nord ou au pôle sud.

L’expédition promettait merveilles, quand, un soir, vers les cinq heures, les trois amis se virent dans l’obligation de se séparer, quitte à se rejoindre dans une heure ou deux, afin de prendre ensemble leur repas du soir.

— Ainsi, Fauvet, c’est toi qui vas fixer le câble au-dessus de cette petite rivière, puisque nous devons choisir un endroit favorable pour y construire un pont ? Nous allons te quitter ; mais, à bientôt ! dit Émile Archer.

— À bientôt, mes amis ! répondit Henri Fauvet.

— Sais-tu nager, Fauvet ? demanda Dolor Lecoupret. Il va falloir que tu traverses cette rivière à la nage, puisque nous n’avons pu nous procurer une embarcation. Ces petites rivières sont parfois… surprenantes, tu sais !

— Non, je ne sais pas nager, Lecoupret ; mais cette rivière ne me paraît pas profonde, et je crois pouvoir la traverser facilement à gué.

— Sois prudent, au moins ! recommandèrent Émile et Dolor.

Henri alluma une cigarette et il se mit à examiner les bords de la petite rivière, dont on voyait clairement le fond, du moins, de l’endroit où il était. S’emparant d’une hachette qui était passée à sa ceinture, il coupa une longue gaule, qui lui servirait à s’assurer du lit de la rivière, avant de s’y aventurer, et il allait défaire les lacets de ses chaussures, afin de traverser pieds nus, quand une voix près de lui dit :

— Si vous ne savez pas nager, Monsieur, ne vous risquez pas à essayer de traverser la rivière ; elle est très profonde et pleine de remous.

Henri Fauvet, en entendant cette voix, avait levé les yeux, et il avait aperçu la plus belle, la plus radieuse apparition imaginable : une jeune fille d’une vingtaine d’années, portant un costume de bain ; c’est-à-dire une robe genre matelot, à la jupe courte, échancrée autour du cou, et sans manches. De longs bas noirs rejoignaient le bord de sa jupe. La baigneuse était d’une rare beauté : ses traits étaient réguliers, sa bouche petite et ses yeux avaient la couleur des violettes ; de plus, la couvrant comme un manteau, il vit ses cheveux d’un blond doré lui allant jusqu’aux genoux.

— Mademoiselle ! murmura-t-il, en enlevant son chapeau et saluant profondément.

— J’ai voulu vous avertir, Monsieur, reprit la jeune fille ; je vous ai entendu causer avec vos amis, il y a quelques instants, voyez-vous ! La rivière, quoique ses rives soient rapprochées, est perfide, et il faut la bien connaître avant de s’y aventurer… Et pour qui ne sait pas nager…

— Comment vous remercier, Mademoiselle ! cria Henri. Comme l’imbécile que je suis, j’allais risquer de me noyer, n’eut été votre intervention… Mademoiselle, je me nomme Henri Fauvet. Je suis ingénieur civil, en expédition dans cette partie du pays. Peut-être auriez-vous la bonté de me dire où je pourrais me procurer une embarcation ? Ce câble que vous voyez, il faut que j’en attache l’une des extrémités sur l’autre rive et…

— Les maisons sont clair-semées par ici, répondit, en souriant, la jeune fille. Vous pourriez vous procurer une embarcation chez-nous ; mais, nous demeurons à près de trois mille d’ici… Si vous le désirez, cependant, j’irai bien porter le câble de l’autre côté.

— Jamais ! Oh ! non, jamais ! Vous n’y pensez pas, Mademoiselle !

— Oh ! il ne m’en coûterait guère, je vous l’assure. Je vis littéralement dans l’eau, et nager, pour moi, c’est presqu’aussi facile que marcher.

— Une sirène alors ! dit Henri, en souriant. Mais, toute bonne nageuse que vous êtes, Mademoiselle, vous ne parviendriez que difficilement sur la rive opposée, si vous étiez embarrassée de ce câble.

— Vous croyez ? fit la jeune fille. Ce-disant, elle releva sa longue chevelure dorée, qu’elle retint au moyen de deux larges épingles en écaille, puis elle enroula autour de sa taille le câble. Bientôt, elle s’avançait dans la rivière, atteignant bientôt et sans encombre, la rive opposée.

— À quel arbre désirez-vous que je noue ce câble ? demanda-t-elle à Henri, qui la regardait, d’un air ahuri et enchanté à la fois.

— À celui qui est à votre droite, s’il vous plaît.

— Très bien ! Et ne soyez pas inquiet pour la sûreté du nœud ; je ferai un nœud marin. Mon grand-père m’avait enseigné comment en faire un, jadis.

Ayant assujeti le câble, la jeune fille revint sur la rive, où Henri l’attendait.

— Comment vous remercier ! s’écria-t-il. Et que vous êtes admirable ! L’eau semble être, en quelque sorte, votre élément naturel ; vous êtes une vraie ondine.

— Ondine ! Mais, c’est ainsi que je me nomme ! dit, en riant, la jeune fille. Ondine Yprès ; voilà mon nom, ajouta-t-elle naïvement.

— Vraiment ! Vous vous nommez Ondine ! C’est un nom aussi joli que rare… Mais…