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L’OMBRE DU BEFFROI

À peine Mme  Emmanuel eut-elle quitté la pièce, qu’Iris se dirigea, à la course, vers la petite table, à la tête du lit de Marcelle. Mais en vain y chercha-t-elle la fiole vide de morphine ; elle n’y était plus… Qu’était-elle devenue ?… Qui l’avait trouvée ?… Peut-être la servante l’avait-elle jetée parmi les ordures ?… Elle allait essayer de le savoir !

Mme  Emmanuel revenait, munie d’un verre d’eau, et quand Iris en eut bu quelques gorgées, elle dit, essayant de sourire :

— Ça vous fait grand à entretenir… cette maison… ces chambres…

— Oui. Mademoiselle. Pourtant, nous en venons parfaitement à bout et en moins de trois heures, Rose et moi.

— Vous avez déjà ramassé les déchets, je vois, fit Iris, en désignant la pièce.

— Oh ! des déchets, il n’y en a jamais dans la chambre de Mlle  Fauvet. Et Rose le sait fort bien répondit Mme  Emmanuel, d’un ton scandalisé. Ce matin, j’ai eu à mettre de l’ordre un peu sur le bureau de toilette et sur la petite table, qui est à la tête du lit ; voilà tout.

Ainsi, la servante avait « mis de l’ordre » sur la petite table ; c’est pourquoi la fiole avait disparu. Iris se dit qu’elle aurait tort de s’en inquiéter, même d’y penser davantage. Ce soir-là, elle quitterait le Beffroi, pour toujours, elle serait donc hors de danger, d’un danger immédiat, dans tous les cas, et puisque son attentat avait avorté, elle n’avait réellement rien à craindre.

Sur le premier palier, on sortait de table, lorsque sonna la cloche de la porte d’entrée.

— Qui peut bien nous arriver, à cette heure ! s’écria Henri Fauvet.

— Et par cette brume ! fit Mme  de Bienencour.

— Quelqu’un qui s’est égaré, dans la brume, probablement, répondit Dolorès. Avez-vous remarqué comme elle est dense ?

— Dans tous les cas, qui que ce soit est le bienvenu ! s’exclama Henri Fauvet.

— Tiens ! C’est la voix du Docteur Carrol ! s’exclama Mme  de Bienencour.

Presqu’aussitôt, V. P. introduisait le médecin ; il était accompagné de Raymond Le Briel, ce dernier marchant à l’aide d’une canne.

— Vous êtes les bienvenus, mes amis ! dit Henri Fauvet, en leur tendant la main.

— Égarés dans la brume, nous avons cherché refuge ici, dit, en riant, le Docteur Carrol.

— Ça va mieux, M. Le Briel ? demanda Marcelle.

— Merci, Mlle  Fauvet, ça va mieux.

— Imaginez-vous, fit le médecin, que, malgré la brume, je me suis rendu à l’Eden, ce matin, pensant que l’atmosphère s’éclaircirait ; mais voilà que le temps devient de plus en plus brumeux.

— Moi, je trouve cela peu… gai, cette brume ! s’exclama Mme  de Bienencour. C’est assez pour donner le plus épouvantable des spleen !

— Nous y sommes habitués, nous, Madame, répondit le médecin gaiement ; nous n’en faisons pas grand cas.

À ce moment, la porte de la bibliothèque (où tous s’étaient réunis) s’ouvrit, et Iris Claudier entra silencieusement. C’était chose bien ordinaire que l’arrivée de cette personne, n’est-ce pas ? mais son attitude était extraordinaire. Sans proférer une parole, sans saluer qui que ce fut, elle s’avança jusqu’au milieu de la pièce, et se plaçant debout, en arrière d’un fauteuil, elle dit ;

— M. Fauvet, vous me chassez du Beffroi ; je pars ce soir… Mais, avant de partir, j’aurais des choses… intéressantes à vous raconter…

Mlle  Claudier… commença Henri Fauvet.

— Iris ! s’écria Mme  de Bienencour.

— Veuillez ne pas m’interrompre ! dit Iris, en levant la main, comme pour imposer silence. Vous me chassez M. Fauvet, parce que j’ai osé vous avertir de la folie toute prochaine de votre fille…

— Oh ! cria Marcelle, en se couvrant les yeux de ses deux mains.

— Ciel ! fit Dolorès.

La folie !… Marcelle frissonna de la tête aux pieds. Cette pensée que sa mère avait été folle et que la folie était, souvent, héréditaire, empoisonnait ses jours et peuplait ses nuits d’affreux cauchemars. La pauvre enfant s’étudiait, s’observait elle-même, en quelque sorte, et que de fois elle avait constaté des choses qui l’épouvantaient. Nous l’avons dit déjà : ces maux de tête dont elle souffrait, ces vertiges, ces hallucinations, ces absences de mémoire ; c’étaient des avertissements du sort, triste entre tous, qui l’attendait.

Marcelle se sentit tellement effrayée aux paroles d’Iris Claudier qu’elle faillit s’évanouir. Elle parvint à surmonter cet accès de faiblesse cependant mais le choc qu’elle venait de recevoir sembla l’assommer, et c’est pourquoi le reste du discours de l’ex-secrétaire de sa marraine ne lui parvint qu’à travers un bourdonnement. Elle voyait Iris Claudier faire des gestes, elle entendait le son de sa voix ; mais les paroles qu’elle prononçait ne lui arrivaient qu’indistinctement et lui paraissaient vides de sens.

On pourrait comparer l’état de Marcelle à celui d’une personne distraite, par exemple. Vous avez rencontré, déjà, des gens distraits, n’est-ce pas ? Ils ne prêtent que peu, ou point, d’attention à ce que vous leur dites ; de fait, les distraits sont considérés comme n’étant pas très polis, car, est-il chose plus impolie que d’être inattentif à qui prend la peine de vous raconter des faits qu’il juge intéressants ? Mais, pauvre Marcelle ! elle était bien excusable d’avoir des distractions, dans les circonstances où elle se trouvait, et de n’entendre que très imparfaitement ce que disait d’elle Iris Claudier.

Mlle  Fauvet, je le répète, disait Iris, si elle n’est pas folle déjà, est en frais de le devenir…

— Taisez-vous, misérable ! cria Gaétan, en s’avançant vers la jeune fille.

— Vous essayez de me faire taire, vous ! Vous, Gaétan, mon cousin ! Ha ha ha ! Lorsque je vous aurai dit que votre fiancée se moque de vous, et qu’elle accepte des rendez-vous avec M. Le Briel, ici présent…

— Ce n’est pas vrai ! s’écria Dolorès. Oh ! ajouta-t-elle, quelqu’un ne fera-t-il pas taire cette vile créature ?

— Je parlerai ! répondit Iris. Un après-midi, alors que vous croyiez que Mlle  Fauvet était en frais de faire la sieste dans sa chambre à coucher, elle rencontrait M. Le Briel, dans la