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L’OMBRE DU BEFFROI

grise, et sur ce fond gris se détachaient d’étranges figures, toutes blanches. On eut dit des fantômes, enveloppés de leurs linceuls, et ils semblaient exécuter une danse fantastique et silencieuse.

Iris Claudier, on le sait, n’était ni nerveuse, ni superstitieuse ; mais elle était épuisée de fatigue, et ces figures spectrales, leurs grotesques contorsions lui causèrent une horrible frayeur, surtout lorsqu’il lui sembla soudain que les fantômes s’approchaient d’elle, lentement mais sûrement, comme pour l’enserrer dans leurs étreintes.

— Ce sont les fantômes des brumes, dont Dolorès Lecoupret parlait, l’autre jour ! se dit Iris. J’ai peur, peur !

Prise de panique, elle se leva, d’un bond, en criant :

— Au secours ! Au secours ! Les fantômes ! Les fantômes !

Mais la brume a pour effet d’amoindrir les sons et personne n’eut pu l’entendre, à moins de passer tout près d’elle.

Pendant deux heures encore, elle marcha. Totalement épuisée, enfin, elle se dit qu’elle allait se coucher sur quelque pierre plate et se reposer un peu, ce qu’elle fit.

À peine eut-elle posé sa tête sur la pierre qu’Iris se sentit envahie d’un irrésistible besoin de dormir. Inutile d’essayer de réagir ; ses yeux se fermaient, malgré elle….

Pourtant, avant de perdre tout à fait conscience de ce qui l’entourait, elle eut comme une vision de toute sa vie… Oui, elle avait été ingrate, envieuse, jalouse et méchante. Ingrate envers Mme de Bienencour, qui l’avait secourue, alors qu’elle était orpheline, pauvre et abandonnée… Jamais Iris n’avait aimé sa vieille parente, acceptant, comme lui étant dues, toutes les bontés de cette dame.

Envieuse, elle l’avait été de ceux et de celles qui étaient mieux favorisés qu’elle, en ce monde, et Dieu sait que ceux-là n’étaient pas rares.

Jalouse… Oh ! comme elle l’avait été, de toutes celles envers qui Gaétan de Bienencour s’était montré aimable… surtout de Marcelle… Marcelle Fauvet qui, en fin de compte, n’avait jamais été autrement que gentille envers la secrétaire de sa marraine… Puis, Iris eut la vision du temps où Gaétan s’était montré plein d’attentions pour elle, lui faisant faire des promenades en voiture et à cheval, la conduisant au théâtre… Elle le comprenait bien, en ce moment, il n’avait fait qu’agir en galant homme ; jamais il ne l’eut aimée…

Puis Marcelle était arrivée à Québec, et le jeune homme l’avait tout de suite adorée… Elle, Iris, comme elle avait été méchante dans sa haine envers la filleule de Mme de Bienencour !… Comme elle l’avait… martyrisée, pour bien dire, poussant la méchanceté jusqu’au crime…

À la pensée du crime affreux qu’elle avait essayé de commettre, Iris se sentit secouée d’un frisson ; une horreur d’elle-même lui vint, le regret du passé entra dans son cœur, et soudain, deux larmes, brûlantes et lourdes, coulèrent sur ses joues… Ces larmes de repentir… sans doute, elles furent vues par Celui qui voit tout…

Elle s’endormit… Elle rêva, eut le cauchemar… Probablement, elle se crut poursuivie par les fantômes des brumes, car elle fit un mouvement, comme pour fuir… Pauvre malheureuse !… La mantille ouatée des brumes l’avait empêchée de voir l’endroit où elle s’était réfugiée ; elle s’était endormie sur le bord d’un abîme.

Au mouvement qu’Iris fit, dans son rêve, pour fuir les fantômes des brumes, elle roula dans le Miroir des Anges,

Ce lac aux eaux étranges,
Dans lesquelles se mire une étrange cité…


ce lac qui, d’après la croyance des gens du pays, était « un gouffre sans fond »…

Un instant, un seul, la surface du lac fut ridée… Un cri : « Mon Dieu, ayez pitié » ! s’élança dans l’espace, puis, le silence…

Elle ne revint même pas à la surface.

Tel fut le triste sort d’Iris Claudier…

Le Miroir des Anges garda son lugubre secret. Personne ne connut jamais la tragédie qui s’était déroulée, ce jour-là, en face de la Cité du Silence, sous l’opaque rideau des brumes.


CHAPITRE XII

Ô CLOCHES, CARILLONNEZ !


Gaiement carillonne la cloche du Beffroi, comme pour annoncer un grand événement.

À l’intérieur de l’ancienne abbaye, tout est décoré de fleurs et de vertes guirlandes : dans les corridors, le salon, la bibliothèque, l’étude, la salle à manger, etc., des fleurs, des fleurs partout. Même sur les marches de l’escalier du rez-de-chaussée il y a des pots de fleurs et des palmiers. Le petit corridor conduisant à la chapelle n’est plus qu’un couloir fleuri.

Et la chapelle donc ! On dirait une serre. L’autel n’est qu’une masse de roses et de lys. De la chaire on a fait une colonne d’œillets. Des lierres festonnent les murs, puis, tout près des balustres, est une arche colossale de muguets.

Un an s’est écoulé depuis les événements racontés dans les chapitres précédents. Henri Fauvet ayant maintenant « trois filles » : Marcelle, Monique et Dolorès, n’avait pu consentir à ce que le mariage de ses jumelles se fit, en même temps que celui de Dolorès. (Inutile de le dire, Monique était devenue la fiancée de Raymond Le Briel). Les deux sœurs devaient se marier à la même messe, mais plus tard.

— Je ne puis me décider de perdre mes trois filles, du même coup ! avait dit Henri Fauvet. en souriant. L’année prochaine, ce sera bien assez tôt de vous marier, Marcelle et Monique.

On était au 15 octobre, et c’était « le grand jour » : Henri Fauvet mariait ses deux filles et, pour la circonstance, rien n’avait été épargné, on le pense bien !

L’orgue, sous les doigts habiles de Fred Cyr, jouait une marche triomphale, et aussitôt, s’ouvrit la porte de la chapelle et parut Henri Fauvet marchant entre ses deux filles Marcelle et Monique, vêtues en mariées. Deux minuscules pages tenaient leurs traînes.

Les mariées et leur père se placèrent sous l’arche de muguets, où bientôt vinrent les rejoindre Gaétan de Bienencour et Raymond Le Briel. Gaétan se plaça près de Marcelle, Ray-