Page:Lacerte - Le bracelet de fer, 1926.djvu/62

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
60
LE BRACELET DE FER

il y a treize ans, de veiller sur sa petite, sans me lasser jamais, et je veille. Et malheur à vous ! malheur ! si vous osez mépriser la défense que je viens de vous faire !

— Ne donnez-vous pas un peu trop dans le drame, mon pauvre Joël ? fit Paul, d’un ton quelque peu gouailleur. Sachez-le, j’allais, ce soir, expliquer à Mlle Lhorians l’erreur, à propos de mon nom, et, par la même occasion, la demander en mariage à son père.

— Ce n’est pas vrai ! tonna le domestique. Vous ! songer à épouser la fille d’Alexandre Lhorians, l’horloger, dont la pauvreté est presque proverbiale… Mlle Nilka est pauvre : vous, vous êtes riche, sans doute. Mais, quand même vous seriez millionnaire, (Joël ne croyait pas si bien dire), vous seriez indigne de cet ange qu’est Mlle Nilka.

— Je l’avoue humblement, répondit Paul. Nul homme n’est digne d’elle… Cependant, Joël…

— M… Laventurier, demanda soudain le domestique d’un ton nargueur, comment vous y êtes-vous pris pour vous échapper de prison ? Et du doigt, Joël désignait le poignet gauche de Paul, sur lequel venait de glisser le bracelet de fer, dont le jeune homme n’avait pas encore trouvé moyen de se débarrasser.

Oh ! Ce bracelet de fer !… Pour la deuxième fois, il était cause d’un malheur. Mais, cette fois, c’était tragique, oui tragique, car Paul adorait Nilka, et il comprenait bien que, s’il essayait de rencontrer la jeune fille, Joël expliquerait à celle-ci, à sa manière, la provenance de cette partie de menottes.

— Je puis facilement vous expliquer la provenance de ce bracelet de fer, Joël, dit Paul.

— Je refuse d’écouter vos explications, M… Laventurier ! s’exclama le domestique. D’ailleurs, vous mentiriez, j’en suis sûr d’avance. Mais, de penser que vous avez essayé de courtiser Mlle Nilka, cette pure enfant, alors que vous portez à votre poignet cette… insigne des criminels… Oh ! je ne sais ce qui me retient de vous frapper ! ajouta-t-il, ivre de colère.

— Je ne vous conseillerais pas d’ébaucher même, le geste de me frapper, mon bon Joël, fit Paul, en riant. Nous serions deux à jouer à ce jeu, et, quoique vous me paraissiez être vigoureux et fort, je vous aurais vite prouvé que je ne suis pas un enfant, moi non plus.

— C’est bon ! C’est bon ! dit Joël Mais, vous avez bien compris, n’est-ce pas, que vous ne devez plus essayer de rencontrer Mlle Nilka ?

— J’ai bien compris, en effet, que c’était, là votre désir, mon pauvre Joël ; seulement, de votre désir à mes intentions, il y a loin, sachez-le ! Et le jeune homme se mit à rire, ce qui eut l’heur de déplaire au domestique.

— Prenez garde ! cria-t-il en s’avançant vers Paul, les poings crispés.

— Pensez-vous, par hasard, que je vous crains, mon pauvre Joël ?

— Prenez garde ! répéta Joël, en se dirigeant vers la porte. Prenez garde, M… Laventurier ! Et, souvenez-vous-en, entre Mlle Nilka et vous, vous trouverez toujours Joël !

Ayant dit ce qu’il avait à dire, le domestique s’élança dans le corridor, après avoir fermé, avec fracas, la porte de la chambre a coucher.

Après le départ de Joël, Paul se laissa tomber sur un fauteuil. Il était parfaitement découragé. Nilka !… Sa Nilka !… Était-elle perdue pour lui ?… « Tante Berthe » avait eu raison en disant que cet enfantillage à propos de son nom pourrait avoir de désastreux résultats !

Chapitre XII

ET, DURANT CE TEMPS…


Tandis que la scène ci-haut mentionnée se passait dans le club le plus riche et le plus aristocratique de Québec, une autre scène, non moins dramatique, se passait dans une modeste demeure de la même ville : celle des Lhorians.

Nilka était seule à la maison, ce qui n’arrivait qu’assez rarement. Son père était allé à l’évêché, réparer une horloge, et Joël était parti, après le souper, sans dire où il allait, mais promettant de revenir de bonne heure.

Assise dans un fauteuil, auprès d’un foyer dans lequel brûlait un feu clair, la jeune fille essayait de lire ; chose difficile, pour re pas dire impossible, pour elle, en ce moment. Elle ne pouvait pas s’intéresser à son livre, car son esprit et sa pensée étaient ailleurs. À chaque instant, elle levait les yeux sur l’horloge et un soupir s’échappait de sa poitrine.

— Que le temps est lent à passer ! se disait-elle. Il n’est que sept heures et quart… Bien sûr, il n’arrivera pas avant huit heures !… Dans ce quartier-ci, il est vrai, les veillées commencent à sept heures et demie le plus tard ; mais parmi les aristocrates, elles ne commencent pas avant huit et neuf heures… Pourtant, à partir de sept heures et demie (dans un quart d’heure maintenant) je commencerai à l’attendre… Je sais qu’il viendra, car il l’a promis… Si je pouvais lire en l’attendant ; mais je ne le puis pas ; voilà ! Entre moi et mon livre surgissent sans cesse les yeux, tantôt riants, tantôt graves de M. Laventurier…

À ce moment sonna la cloche de la porte d’entrée, et Nilka porta la main à son cœur.

— Ça ne peut pas être lui ! se dit-elle. Il n’est que sept heures et vingt minutes… Cependant, je n’attends personne d’autre… Père a sa clef sur lui ; Joël aussi… C’est donc M. Laventurier ?… Ça ne peut être que lui !

La cloche sonna de nouveau, et Nilka, le cœur battant d’émoi, courût ouvrir…

Mais soudain, elle fit un mouvement de recul et sur son visage se peignit le plus grand étonnement : elle se trouvait en face, non de Paul Fiermont, mais de Judith Rouvain.

— Mademoiselle Rouvain… murmura-t-elle.

Mlle Lhorians, fit Judith, voulez-vous me permettre d’entrer ? J’aurais quelques mots à vous dire.

— Que venez-vous faire ici, Mlle Rouvain ? demanda Nilka. Et comment osez-vous vous présenter à la porte de cette maison, après la manière dont vous m’avez traitée, certain soir, au Café Chantant ?