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LE BRACELET DE FER

qu’il n’ait sauté par un des hublots de l’arrière-pont, que j’avais oublié de fermer, et qu’il serait allé chez les Brisant.

— Impossible ! s’écria la jeune fille. Carlo avait trop peur du tonnerre et des éclairs pour se risquer dehors, je crois.

— Qui sait ? fit Joël, en haussant légèrement les épaules. Qui sait ce que peut un chien dans telle ou telle circonstance ?… Dans tous les cas, Carlo n’est pas sur le bateau ; cela je l’affirme, Mlle Nilka.

Ce n’est que dans le courant de l’après-midi qu’on revit le chien. On n’eut pu dire d’où il venait, car il apparut tout à coup dans la salle à manger, à côté de Nilka.

— Tiens ! Voilà Carlo !

— Mais… D’où vient-il ? demanda Joël.

— Je n’en sais rien… Tout ce dont je suis convaincue, c’est que tu l’as mal cherché, cet avant-midi, car il n’a certainement pas laissé le bateau. Vois plutôt, Joël, Carlo a le poil sec ; conséquemment, il ne peut venir de Roberval, à la nage, hein ? fit, en riant, Nilka.

— Pourtant, se disait Joël in petto, j’ai cherché dans tous les coins et recoins du bateau et je n’ai trouvé le chien nulle part ; dans la cale, sur les ponts, dans les cabines, partout je l’ai cherché… Serait-ce vrai ce que disait Mme Brisant, que Carlo est un chien… singulier ?… Ça en a tout l’air vraiment… Mais, je vais laisser croire à Mlle Nilka que j’ai mal cherché le chien ; je n’irai certainement pas lui rappeler les paroles de Mme Brisant, car cela pourrait l’inquiéter, l’énerver peut-être la pauvre chère petite.

Lorsque sonna l’heure de se mettre au lit, Nilka soupira, en pensant que n’eut été de l’orage, elle et son père auraient couché à Roberval, sur la terre ferme, ce soir-là. Il y avait des moments où elle désirait ardemment sentir un terrain solide sous ses pieds ; à ces moments-là, le lac St-Jean lui paraissait être un gouffre immense, au-dessus duquel elle, son père et Joël n’étaient que suspendus ; un gouffre qui finirait par les attirer et les engloutir tous.

Chapitre X

QUE VOYAIT CARLO ?


« Après la pluie le beau temps. Après la tempête le calme. Tout est bien qui finit bien. »

Ces phrases, Nilka se les dit et se les redit, le lendemain matin, car un soleil brillant, réjouissant, se mirait dans le lac St-Jean, tandis qu’une brise légère faisait onduler doucement les vagues, qui avaient l’air de rire aux caresses de l’astre radieux.

— Si le temps était toujours beau comme il l’est ce matin, Joël, que ce serait agréable de vivre sur L’épave ! s’écria Nilka. Et vois donc ce… troupeau de marsouins qui prend ses ébats tout près du bateau ! N’est-ce pas que c’est joli ? On dirait une longue et large écharpe argentée flottant sur le lac !

— Carlo voudrait bien leur donner la chasse à ces marsouins ! répondit Joël, en riant. Voyez donc s’il se démène ; écoutez-le donc aboyer, Mlle Nilka !

— Et les canaris ! S’ils chantent joyeusement dans leurs cages, un peu ! Quel contraste d’avec hier, hein ?… Cet orage électrique, que c’était épouvantable ! Jamais je n’ai eu tant peur de ma vie.

— Oubliez-le… l’orage, je veux dire, Mlle Nilka.

— Je vais essayer… Ah ! tiens, pendant que j’y pense… Il va falloir que tu ailles à la pêche cet après-midi, Joël ; il n’y a pas de poisson pour demain.

— C’est bien, j’irai, Mlle Nilka. Peut-être que vous m’accompagnerez ?

— J’aime beaucoup aller à la pêche, tu le sais, Joël ; mais je préférerais céder ma place à petit père, pour cette fois.

— Votre père ?… Mais… M. Lhorians ne consentira jamais…

— Qui sait ?… J’essayerai de le persuader à t’accompagner. Père ne quitte jamais L’épave ; il passe ses journées penché sur ses catalogues ou à travailler à son horloge de cathédrale ; un peu d’exercice lui ferait tant de bien !

— Ce sera difficile, sinon impossible d’arracher M. Lhorians de son atelier, je crois, répondit le domestique.

— Je vais toujours essayer de lui faire entendre raison à ce pauvre petit père, Joël, fit Nilka. Je crains qu’il finisse par tomber malade, à ne jamais prendre l’air ainsi.

Ce fut difficile de convaincre l’horloger ; mais il finit par se rendre aux instances de sa fille, tout en protestant cependant.

— Aller à la pêche, dis-tu, Nilka ? Je ne me suis jamais livré à ce genre de sport, tu le sais, et cela m’ennuierait fort.

— Essayez toujours, père ! insista la jeune fille. Vous vous apercevrez vite que prendre du poisson est un très agréable passe-temps, un sport fort amusant. C’est vraiment… émouvant, vous savez, petit père, de sentir le poisson tirer sur la ligne et se demander ce que l’on va retirer de l’eau.

— Ah ! Bah ! fit Alexandre Lhorians.

— Père chéri, dit Nilka en riant, je prédis que, quand vous serez allé à la pêche une fois, vous voudrez y retourner.

— J’en doute, ma fille, répondit l’horloger en haussant légèrement les épaules. Mais, puisque tu insistes tant pour que j’accompagne Joël, je l’accompagnerai. Quand partons-nous ?

— Dans une heure à peu près. Il est seulement une heure ; entre deux heures et deux heures et demie, ce sera assez tôt.

À deux heures et demie précises, Alexandre Lhorians partait pour sa première partie de pêche, et Nilka, pour la première fois aussi depuis qu’ils habitaient L’épave, restait seule sur le bateau. Debout à l’avant, elle regardait les pêcheurs s’éloigner. Ils n’iraient pas loin, c’était certain. Tout de même, il semblait à celle qui les observaient, que la chaloupe qui les contenait diminuait à vue d’œil, à l’horizon…

Elle courut chercher la lunette marine ; à travers ses vitres, son père et Joël paraissaient très rapprochés. Enfin, la chaloupe s’arrêta et, à l’aide de la lunette, elle put voir Joël ajustant une ligne de pêche dans les mains inhabiles de l’horloger.

Nilka abaissa la lunette marine et aussitôt, un petit cri lui échappa :