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Page:Lacerte - Le bracelet de fer, 1926.djvu/99

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LE BRACELET DE FER

Déposant la croix sur la fosse, en attendant de la planter en terre, Joël se hâta de « mettre la table » sur l’herbe, et bientôt, tous, excepté cette pauvre Koulina cependant, mangeaient de bon appétit. La Sauvagesse, très attristée d’être auprès de la fosse de son enfant, se déclara incapable d’avaler une seule bouchée.

L’angelus du midi sonnait dans le clocher de l’église de Roberval, quand Nilka, Ève, et Joël partirent pour se rendre chez les Brisant, En arrivant, nos amis aperçurent, dans le chemin, vis-à-vis la maison des Brisant, une charrette à foin.

Joël frappa à la porte, et Cédulie vint ouvrir… Quel cri de surprise et de joie elle poussa, à la vue de ses visiteurs !

Nilka ayant expliqué la raison de leur visite, Cédulie lui dit qu’elle aimerait à les accompagner jusqu’à la fosse de Harl et à assister à la cérémonie de l’érection de la croix.

À ce moment, Pierre Laroche entra dans la salle, où Cédulie recevait ses visiteurs.

— Pierre ! s’écria Ève. Qui eut pensé te trouver ici !

— N’as-tu pas reconnu les chevaux, à la porte, Ève ? lui demanda son frère.

— Attelés à la charrette à foin, tu veux dire ?… Je ne les ai pas remarqués… Tout le monde est en bonne santé, à la maison, Pierre ? demanda Ève.

— En très excellente santé, petite sœur, répondit Pierre Laroche. Mlle Lhorians, ajouta-t-il, quelle joie de vous revoir !

Nilka dit à Pierre Laroche pourquoi ils étaient venus à terre ; elle expliqua aussi pourquoi Leona ne les avait pas accompagnés.

— Avant de procéder à la cérémonie sur la fosse de Harl cependant, ajouta-t-elle, nous allons nous rendre chez-vous ; j’ai promis à Leona que nous irions faire une petite visite à M. et Mme Laroche.

— Ah ! quel malheur que mes chevaux ne soient pas attelés à notre voiture légère, plutôt qu’à notre charrette à foin ! s’écria Pierre. J’aurais été si heureux de vous mener jusqu’à la maison, et de vous conduire ensuite jusqu’au Roc Harl !

— Si Nilka n’avait pas d’objections à une promenade en charrette

— Des objections, Mme Brisant ? Mais ! J’aimerais cela par-dessus tout !

— Alors, partons ! fit Pierre. Il est inutile que j’attende plus longtemps le retour de M. Brisant, n’est-ce pas, Mme Brisant ? demanda-t-il.

— C’est presque inutile, Pierre, répondit Cédulie.

On partit. Les dames prirent place dans le fond de la charrette, où il y avait un peu de foin. Joël s’installa debout auprès du conducteur des chevaux. Nilka était heureuse, heureuse… Quel plaisir d’être assises en cercle, elle, Cédulie et Ève, sur du foin nouveau, sentant bon ! Jamais elle n’avait été à pareille fête !

Mme Laroche, lorsqu’elle fut revenue de l’étonnement que lui avait causé l’arrivée de ses visiteurs, exprima le désir de les accompagner.

Quoiqu’on ne fut pas en excursion de plaisir, la gaieté ne manquait pas, dans la charrette à foin, et ce n’est que lorsque l’on fut à proximité du Roc Harl, qu’on cessa de chanter et de rire, par respect pour la douleur de Koulina.

La croix fut plantée à la tête de la fosse du petit Sauvage, puis tous s’agenouillèrent, tandis que Nilka récitait le De Profundis. Une gerbe de marguerites fut déposée au pied de la croix, puis chacun se disposa à retourner chez soi. Inutile de le dire, n’est-ce pas, Cédulie et Mme Laroche invitèrent les gens de L’épave à souper ; mais on avait promis à Leona d’être de retour pour cinq heures ; elle pourrait être inquiète si on retardait.

Le lendemain, jeudi, Joël alla à la pêche, dans l’après-midi. Les jeunes filles n’avaient pas tenu à l’accompagner, car le temps était gris, humide, maussade.

Il y avait à peu près vingt minutes que le domestique était parti, quand Ève, qui se trouvait à l’avant du bateau, s’écria, s’adressant à Nilka et Leona :

— Une pirogue se dirige sur L’épave ; elle semble voler littéralement sur les flots.

— Ce doit être Fort-à-Bras, dit Alexandre Lhorian, sortant de son atelier et venant se placer à côté d’Ève. Oui, c’est lui ! ajouta-t-il.

— Que vient faire ici ce Sauvage ? demanda Nilka.

— Mais, Nilka, je l’ai invité à venir ; ne t’en souviens-tu pas ?… Ce garçon, fort intelligent d’ailleurs, s’intéresse beaucoup à mon invention et…

— Towaki n’est qu’un Sauvage, père, fit Nilka, et je pense que…

— Ma fille, as-tu si vite oublié le service que ce garçon nous a rendu ?… Ne t’a-t-il pas sauvé la vie ?…

— Sans doute, sans doute ! répondit Nilka. Cependant, petit père…

— Ohé ! Ohé ! criait la voix de Towaki, à ce moment, et Alexandre Lhorians s’empressa d’accourir au-devant de lui.

Le Montagnais apportait du gibier : deux canards sauvages, des perdrix, et un lièvre ; le tout, prêt à être mis au four. Il remit lui-même ces provisions à Koulina ; mais celle-ci, en apercevant le jeune Sauvage, faillit laisser tomber par terre canards, perdrix et lièvre.

— C’est Towaki-dit-Fort-à-Bras ! murmura-t-elle.

— Le connais-tu Towaki, Koulina ? demanda Ève à la Sauvagesse.

— Connais ?… Oui… Towaki méchant. Towaki lui brisé le cœur Florella, une jeune fille de la tribu à moi. Florella morte de peine… Pourquoi ce Sauvage venir ici ?

Pourquoi ?… Eh ! oui, pourquoi ?… N’était-ce pas dangereux d’admettre ces sortes de gens sur L’épave ?… Towaki adorait le Lys Blanc… c’est-à-dire Nilka ; Ève s’en était aperçue, là-bas, à la Pointe Bleue.

M. Lhorians doit être bien… malade, bien toqué, bien… fou, pour inviter ce Sauvage ici ! se disait-elle. Heureusement, Joël est là ; il est le seul protecteur qu’ait Nilka… Pauvre Nilka !

Et Joël, lorsqu’il revint de la pêche, qu’il aperçut le Sauvage et qu’il apprit qu’il était là sur invitation de l’horloger, devint pâle de colère… et d’appréhension. S’il eut obéi à son